Orage de nuit et Bafa
Comme chaque soir de cette colo d'été, une réunion a lieu entre animateurs après le coucher des enfants. Dans le bureau, nous évoquons les moments de la journée dont le grand jeu sportif rapatrié à l'intérieur à cause du mauvais temps prévu. A 14 heures, Sophie la directrice m'a informé d'un fax de Jeunesse et Sports prévenant d'une alerte de Météo France, 33 départements placés en "vigilance orange".
Il y a moins d'une heure, l'orage arrivait. Après le coucher des enfants, le silence éclata dans un roulement de nuit électrique et d'averse. Quelques minutes après, le bruit distinct de la grêle impressionnait les tympans du deuxième étage, petites filles cherchant leur sommeil. "C'est assez impressionnant", m'avait lancé Sophie, au couloir du deuxième, juste sous une fenêtre de toit bombardée. Des masses d'air grises et bleues se querellaient, se répandaient et se répondaient, plusieurs kilomètres au dessus de nous, en éclairs et grondements. Les 31 degrés de l'après midi chutaient vertigineusement. La chaleur de la journée avait développé une sorte de colère qui nous visait. La montagne disparue dans la tempête participait aussi à l'écho. Sa pente homogène et sa forme creuse recueillaient des propos d'amphithéâtre venus du ciel. Dans cette nuit presque entièrement tombée, le deuxième étage était précipité dans une vitesse si bruyante qu'elle couvrait les chuchotements, les paroles et les pleurs. Pointés vers le ciel, nous luttions sous les feux de la glace.
Ce fut à mon tour de réconforter Salomé. Charlotte et Lucie, ses deux cousines, m'expliquèrent que la lumière des éclairs passait entre le cadre de la fenêtre et le carton que j'y avais collé. Le carton s'était détaché et laissait un rectangle déchirant où frappait la grêle et par où on apercevait, terrifiants, quelques éclairs. Je chuchotai à Salomé, au bord de son lit, que l'orage se calmait et que tout irait mieux quand il n'y aurait plus de bruit. Elle me demanda où était l'orage, je lui répondis, en lui montrant la fenêtre : "Juste au dessus de nous". Elle s'étonna de la durée entre l'éclair et le bruit. Beaucoup d'éclairs se jouaient en effet dans les tensions même du nuage sans atteindre le sol. Leur altitude nous séparait d'eux. Une guerre de plein ciel ne concernait pas la terre. Nous n'en recevions que l'eau qui débordait. Salomé semblait attentive à mes descriptions de l'orage. Je lui confiai qu'en bas, nous regardions l'orage depuis le bureau. Sa peur d'enfant s'estompait puisque le monde qui l'effrayait était, chez les adultes, objet de beauté. Avec Charlotte, je refixais ensuite le carton avec du scotch, en m'appliquant pour être le moins bruyant possible. Charlotte me toucha l'épaule : "Je crois qu'elle s'est rendormie". Ainsi pendant les vingt minutes où nous réparions cette fuite lumineuse, Salomé n'avait pas résisté au sommeil. La pluie et son bruit avaient cessé. Le carton solide maintenant barrait la route aux angoisses. Il tenait à la fenêtre du mieux qu'il pouvait, gardien de nuit aveugle et muet, tendu fidèlement sur une conscience d'enfant. Je pouvais redescendre de la chambre 22. Salomé était jusque là inconsolable, luttait habituellement contre le sommeil "pour ne pas perdre le contrôle" et là, une action dénouait des frayeurs sans vrai nom.
De retour maintenant, je raconte : le scotch, le carton, l'orage, le sommeil de Salomé, et surtout, que tout va bien. Sophie m'écoute et apprécie ma patience et mon calme. Une demie heure plus tard arrivent Zélie et Chloé : "Océane est en train de faire un cauchemar.". Leurs visages à peine touchés par les lampes du bureau semblent blafards sur le fond sombre du réfectoire. Leurs peaux claires fuient le fond de la nuit comme un flottement fantômatique.
Je quitte le bureau pour remonter avec elle en direction de la chambre 27. Nous avançons vite dans les escaliers d'où la nuit suinte. Nous montons, courageux, vers la scène qui semble un combat : une lumière est allumée et Océane s'agite seule dans son lit, s'enfermant dans sa couverture puis se débattant avec elle. Elle alterne entre pleurs et cris étouffés. De son cauchemar nous parviennent des mots répétés : "Pars ! Pars !" suivi peu après d'un étrange et étranglé : "Au secours ! Au secours !". Zélie et Chloé sont effrayées. Juste à côté, la chambre 26 est touchée. Je propose aux filles de venir voir Océane : il me semble plus rassurant pour elles d'observer le phénomène sous la lumière plutôt que d'entendre, à travers un mur, des cris affaiblis. Et déjà, huit cerveaux d'enfants écoutent, observent, interprètent les cris d'Océane. Nous récoltons des indices, nous cherchons à comprendre, à intercepter des messages. Je demande à mon tour un peu de silence, et nous écoutons ces morceaux de phrases faits d'impératifs et de supplices difficiles à saisir.
Pour interrompre la torture intérieure d'Océane, nous pensons tous maintenant à la réveiller. Elle s'agite seule. Nous la secouons plusieurs fois, mais cela ne fait qu'aggraver son état. Si dans son sommeil elle perçoit nos présences autour du lit, elle pourrait bien les interpréter de façon oppressante, comme autant de silhouettes gigantesques dressées au dessus d'elle. Un complot de géants s'attaque à son cas. Quelqu'un me dit aussi que les cauchemars ne lui viennent que lors des nuits d'orage. J'en profite pour rappeler à quel point l'orage est un phénomène naturel et qu'ici, il n'y a aucun danger. D'un éclair jaillit une lumière puis un cauchemar : l'orage a laissé derrière lui un silence qui maintenant pourrit de l'intérieur.
Je secoue encore Océane, mais rien n'y fait. Les enfants autour de moi semblent terrorisés. Ils ne comprennent pas encore qu'un cauchemar n'a rien à voir avec la réalité. Et pourtant cela à tout à voir avec la réalité puisqu'elle s'agite dans le monde réel. Je remarque à ce moment, avec Zélie, qu'Océane a la peau moite et très chaude. Nous pensons alors lui rafraîchir la joue avec un gant de toilettes humide. A ce toucher, elle s'agite follement comme si son imagination profitait de l'occasion pour lutter maintenant contre cette main mouillée, froide et gluante. Nous ouvrons le volet et la fenêtre : une bouffée de fraîcheur entre volontiers. Des voix et des rires s'y mêlent, montant, festives, d'un jardin voisin. Je saisis l'occasion pour montrer que la nuit peut aussi se passer dans la joie. L'interaction entre le cauchemar et la réalité se noue : nous pourrions faire le silence et disparaître de son champ de vision, et le cauchemar s'estomperait. Mais après quelques secondes de silence incertain, la ronde infernale reprend. Il faut réveiller Océane. Il faut réveiller Océane depuis le début. Je la secoue aussi fort que possible sans lui faire mal, mais cette secousse, la plus effrayante, la pousse aux hurlements. Sa peau chaude forme une frontière boursoufflée. Une avancée de l'obscurité bouillonne en elle comme un ambassadeur monstrueux. Une bulle de nuit qu'elle retient la maltraite et refuse de crever.
Je pense maintenant au bureau d'animateurs qui pourrait entendre ce raffut et voir les filles de la chambre 26 dans la chambre 27. Je me sens seul responsable. J'aurais peut-être dû leur interdire de venir. J'espère que les filles des autres chambres n'ont pas été réveillées. Le bruit me semble une maladie qui se propage à travers les murs et même sous les portes. Il est 23 heures passées et tous les enfants devraient dormir. Ici, neuf angoisses tiennent en éveil.
Brusquement, la nuit ardente cède enfin d'elle-même : les cris d'Océane deviennent lentement pleurs. Son cauchemar se dénoue comme la grêle redevenue pluie. Son monde erre dans la nuit, revient encore, la saisit à nouveau, la secoue, puis délaisse enfin son corps brûlant et meurtri. Océane se réveille dans la lumière de la réalité, elle s'accroche à la lumière stable et solide de l'ampoule et de nos présences. Ses yeux sont rougis à cause de la lutte avec ses larmes, c'est un naufrage dont elle revient. Maintenant sur le rivage lumineux de la vraie vie, elle va nous raconter : nous sommes prêts à recueillir son précieux récit. Mais les phrases lui manquent. Comment poser des mots d'ici pour les impressions de là bas ? Comment décrire avec nos repères ces présences intimes qui font hurler le corps ? Hésitante et encore choquée, Océane commence pourtant.
Océane commence, au sortir d'un rêve difficile et un peu trop réel, par raconter ce qui l'a emportée, mais ses idées restent très confuses. Il s'agit d'esprits et d'événements de son enfance. Elle s'est revue entrer dans une vieille maison et tout à coup, près d'elle, une échelle était tombée. Elle porte aujourd'hui un collier orné d'une croix et nous parle de son grand père qui portait la même croix parce qu'ils avaient trouvé ensemble ces deux colliers identiques. Elle tente de nous convaincre que les esprits existent, puis évoque la dame blanche. Son angoisse se calme lentement, au fur et à mesure qu'elle nous parle. Nous lui expliquons que la dame blanche n'a rien d'angoissant, Zélie insiste sur ce point mais nous affirme, peut-être d'abord pour réconforter Océane : "Les fantômes, ça existe. Vous ne pouvez pas savoir ce que c'est...". Son idée semble prendre, l'inquiétude teinte les yeux de Zoé. Sur cette pente imaginaire, quelque chose glisse, fuyant vers un fond terrifiant. L'angoisse communicative gagne du terrain avec ces fantômes qui progressent autant de fois qu'on prononce leur nom. Tout à l'heure dans le bruit de l'orage, et maintenant dans le silence qui nous livre à la peur, nous sommes pris dans un piège. Le deuxième étage, trop haut et bien trop en avant, se suspend dans les ténèbres, cerné par les forces de la nuit. La nuit elle-même a peut-être déjà coupé le seul pont qui nous relie au rez de chaussée. Nous sommes seuls dans une bulle détachée de la terre. Une couche de nuit nous sépare maintenant du monde. Quelque chose de traître se joue dans le silence alors que très loin, au rez de chaussée, la réunion entre animateurs continue sûrement. Là-bas, la tranquilité des adultes est diffusée par les coins clairs d'une table. C'est une lumière d'auberge ou de fleur blanche. Minuit sonne mais personne n'évoque d'histoires de crime. Je rappelle simplement qu'il est très tard.
Il m'est venu l'idée que Zélie propage ce qu'il faut étouffer. Je lui demande à voix basse de venir avec moi. J'essaie d'être discret, mais Océane me demande si je vais lui parler d'elle, je lui réponds que non. J'emmène Zélie dans le couloir, puis dans la chambre 21, celle des animatrices. Cet espace confine une confidence. La question n'est pas l'existence des fantômes, chacun peut y croire, je lui laisse cette liberté là. Je lui explique aussi que parler de fantômes maintenant fait grandir l'angoisse à calmer. L'écoute attentive de Zélie, isolée avec moi, crée un moment privilégié. Je me sens un peu repère. Nous revenons dans la chambre 27 que j'ai laissée autonome. Océane demande de quoi j'ai parlé. Zélie anticipe ma réponse et avance assez fidèlement : "Il ne faut pas croire aux fantômes, même après une nuit d'orage.". Océane assure que les esprits existent et parle de son père médium. A mon grand étonnement, Zélie adopte mon discours, quitte à vexer Océane : "C'est n'importe quoi ! Les fantômes, ça n'existe pas !" Je me réjouis d'une telle perspective. Les discours d'Océane, discrédités, paraissent maintenant plus fous que terrifiants. Je suis un repère et l'angoisse recule. Il est temps pour les filles de la chambre 26 d'aller dormir. Myriam et Hannah se disent "traumatisées à vie" par ce qui s'est passé. Je comprends leur point de vue mais j'avance : "Vous avez pu venir ici, mais normalement, vous n'avez pas le droit. Ca fait longtemps que je suis avec vous. Il ne faudrait pas qu'un animateur se demande ce qui arrive.". Je leur dis aussi que je vais venir les voir dans leur chambre et que si elles restaient dormir dans la chambre 27, les animateurs s'inquiéteraient de ne trouver personne - même pas un bruit de respiration - dans leurs lits. Et j'essaie de finir sur un peu de complicité : "J'aimerais que ça reste entre nous". Elles regagnent leur chambre où vibrent encore quelques échos des cris qui jouent dans le miroir du lavabo. Hannah a préféré rester près d'Océane : je la laisse encore un peu. Hortense vient me parler de ce miroir d'où sont apparus des visages pendant l'orage. La dame blanche n'est sûrement pas très loin d'elle. Je l'écoute et découvre que la serviette sur le miroir cachait les apparitions. Je propose de descendre chercher du scotch pour fixer un carton sur le miroir. Hortense est rassurée par ma bonne volonté un peu naïve et je m'en vais tranquille pour une minute.
Au bureau, la réunion a bien avancé, j'ai manqué le tour de table à propos de la journée. J'annonce presque avec joie que je compte prendre du scotch pour cacher un miroir. Catherine et Sophie, étonnées, me disent que cacher un miroir, c'est prouver aux enfants son réel danger. Mieux vaut démystifier l'origine de ces lumières inquiétantes. Je remonte tout de même avec le scotch en main et le morceau de carton pour témoigner de ma bonne volonté à Hortense. Dans la chambre 26, la même ambiance mêle un fond d'angoisse et la fatigue sous un toit. J'avance vers Hortense : "Le volet mal fermé a laissé passer un peu la lumière des éclairs et cette lumière s'est reflétée dans le miroir. Avec de l'imagination, vous avez cru voir des visages." L'explication rassure les filles mais je passe encore un peu de temps avec elles. Myriam me dit, ou me répète : "Je ne pourrai pas dormir, je suis traumatisée à vie". Hortense a encore peur du miroir et Hannah est toujours dans la chambre 27 avec Océane. Je laisse à nouveau la chambre 26 pour retrouver Hannah. Tâche difficile pour moi : "Il va falloir que tu reviennes dans ta chambre. Les autres filles y sont déjà et ce n'est pas sympa pour elles si toi tu restes." Elle m'écoute avec attention même si mon ton se veut plus amical que ferme. "Il ne faudrait pas qu'un animateur voie que tu n'es pas dans ton lit et se demande ce qui est arrivé." Cela soulèverait le tapis. Un lien de complicité entre elle et moi se crée, sur le bord d'un lit où la nuit se dénoue. J'attends un peu et lui redemande de venir, elle me répond : "Oui, puisque je dois." Je suis heureux que Hannah ait ressenti comme un "devoir" quelques phrases que j'ai soufflées avec douceur. Zélie discute encore avec Océane et révèle un instinct maternel du haut de ses douze ans. Hannah et moi entrons dans la chambre 26 qui semble apaisée. Chacune retrouve son lit. Je souhaite une bonne nuit et m'apprête à revenir au bureau. La descente de l'escalier m'offre une transition. Je salue les derniers échos et je retourne sur terre. Il me semble redescendre d'un sommet difficile.
Les animateurs ont fini la préparation du lendemain - les olympiades de la journée E.T. - et je raconte qu'Océane est calmée. J'évite le sujet de la chambre 26. Sophie s'étonne de l'heure que j'ai passée là haut mais sent mon bonheur d'avoir été guide dans la nuit. Météo France n'avait pas prévu cette rencontre entre l'orage et la colo d'été. Une tempête s'est finie en pluie, un cauchemar s'est résolu en pleurs puis en sommeil. Je reprends ma place à la table. Le fax de Jeunesse et Sports traîne quelque part dans la lumière du bureau. J'aurais dû y prêter plus attention.
Le lendemain au déjeuner, nous mangeons à l'intérieur à cause du temps gris et humide. La fraîcheur de l'air me rappelle l'intempérie nocturne. Myriam se souvient à peine de notre lutte, Hortense me parle du paysage qu'elle a pu apercevoir : "Les arbres étaient noirs, le ciel était violet quand il y a eu un éclair au milieu des arbres...". Et s'il ne restait pas ces vagues de fraîcheur, on douterait même que les tourments de la nuit ont existé. Il ne reste qu'un beau souvenir orangé, ou violet, d'un orage dévoilé.
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Comme chaque soir de cette colo d'été, une réunion a lieu entre animateurs après le coucher des enfants. Dans le bureau, nous évoquons les moments de la journée dont le grand jeu sportif rapatrié à l'intérieur à cause du mauvais temps prévu. A 14 heures, Sophie la directrice m'a informé d'un fax de Jeunesse et Sports prévenant d'une alerte de Météo France, 33 départements placés en "vigilance orange".
Il y a moins d'une heure, l'orage arrivait. Après le coucher des enfants, le silence éclata dans un roulement de nuit électrique et d'averse. Quelques minutes après, le bruit distinct de la grêle impressionnait les tympans du deuxième étage, petites filles cherchant leur sommeil. "C'est assez impressionnant", m'avait lancé Sophie, au couloir du deuxième, juste sous une fenêtre de toit bombardée. Des masses d'air grises et bleues se querellaient, se répandaient et se répondaient, plusieurs kilomètres au dessus de nous, en éclairs et grondements. Les 31 degrés de l'après midi chutaient vertigineusement. La chaleur de la journée avait développé une sorte de colère qui nous visait. La montagne disparue dans la tempête participait aussi à l'écho. Sa pente homogène et sa forme creuse recueillaient des propos d'amphithéâtre venus du ciel. Dans cette nuit presque entièrement tombée, le deuxième étage était précipité dans une vitesse si bruyante qu'elle couvrait les chuchotements, les paroles et les pleurs. Pointés vers le ciel, nous luttions sous les feux de la glace.
Ce fut à mon tour de réconforter Salomé. Charlotte et Lucie, ses deux cousines, m'expliquèrent que la lumière des éclairs passait entre le cadre de la fenêtre et le carton que j'y avais collé. Le carton s'était détaché et laissait un rectangle déchirant où frappait la grêle et par où on apercevait, terrifiants, quelques éclairs. Je chuchotai à Salomé, au bord de son lit, que l'orage se calmait et que tout irait mieux quand il n'y aurait plus de bruit. Elle me demanda où était l'orage, je lui répondis, en lui montrant la fenêtre : "Juste au dessus de nous". Elle s'étonna de la durée entre l'éclair et le bruit. Beaucoup d'éclairs se jouaient en effet dans les tensions même du nuage sans atteindre le sol. Leur altitude nous séparait d'eux. Une guerre de plein ciel ne concernait pas la terre. Nous n'en recevions que l'eau qui débordait. Salomé semblait attentive à mes descriptions de l'orage. Je lui confiai qu'en bas, nous regardions l'orage depuis le bureau. Sa peur d'enfant s'estompait puisque le monde qui l'effrayait était, chez les adultes, objet de beauté. Avec Charlotte, je refixais ensuite le carton avec du scotch, en m'appliquant pour être le moins bruyant possible. Charlotte me toucha l'épaule : "Je crois qu'elle s'est rendormie". Ainsi pendant les vingt minutes où nous réparions cette fuite lumineuse, Salomé n'avait pas résisté au sommeil. La pluie et son bruit avaient cessé. Le carton solide maintenant barrait la route aux angoisses. Il tenait à la fenêtre du mieux qu'il pouvait, gardien de nuit aveugle et muet, tendu fidèlement sur une conscience d'enfant. Je pouvais redescendre de la chambre 22. Salomé était jusque là inconsolable, luttait habituellement contre le sommeil "pour ne pas perdre le contrôle" et là, une action dénouait des frayeurs sans vrai nom.
De retour maintenant, je raconte : le scotch, le carton, l'orage, le sommeil de Salomé, et surtout, que tout va bien. Sophie m'écoute et apprécie ma patience et mon calme. Une demie heure plus tard arrivent Zélie et Chloé : "Océane est en train de faire un cauchemar.". Leurs visages à peine touchés par les lampes du bureau semblent blafards sur le fond sombre du réfectoire. Leurs peaux claires fuient le fond de la nuit comme un flottement fantômatique.
Je quitte le bureau pour remonter avec elle en direction de la chambre 27. Nous avançons vite dans les escaliers d'où la nuit suinte. Nous montons, courageux, vers la scène qui semble un combat : une lumière est allumée et Océane s'agite seule dans son lit, s'enfermant dans sa couverture puis se débattant avec elle. Elle alterne entre pleurs et cris étouffés. De son cauchemar nous parviennent des mots répétés : "Pars ! Pars !" suivi peu après d'un étrange et étranglé : "Au secours ! Au secours !". Zélie et Chloé sont effrayées. Juste à côté, la chambre 26 est touchée. Je propose aux filles de venir voir Océane : il me semble plus rassurant pour elles d'observer le phénomène sous la lumière plutôt que d'entendre, à travers un mur, des cris affaiblis. Et déjà, huit cerveaux d'enfants écoutent, observent, interprètent les cris d'Océane. Nous récoltons des indices, nous cherchons à comprendre, à intercepter des messages. Je demande à mon tour un peu de silence, et nous écoutons ces morceaux de phrases faits d'impératifs et de supplices difficiles à saisir.
Pour interrompre la torture intérieure d'Océane, nous pensons tous maintenant à la réveiller. Elle s'agite seule. Nous la secouons plusieurs fois, mais cela ne fait qu'aggraver son état. Si dans son sommeil elle perçoit nos présences autour du lit, elle pourrait bien les interpréter de façon oppressante, comme autant de silhouettes gigantesques dressées au dessus d'elle. Un complot de géants s'attaque à son cas. Quelqu'un me dit aussi que les cauchemars ne lui viennent que lors des nuits d'orage. J'en profite pour rappeler à quel point l'orage est un phénomène naturel et qu'ici, il n'y a aucun danger. D'un éclair jaillit une lumière puis un cauchemar : l'orage a laissé derrière lui un silence qui maintenant pourrit de l'intérieur.
Je secoue encore Océane, mais rien n'y fait. Les enfants autour de moi semblent terrorisés. Ils ne comprennent pas encore qu'un cauchemar n'a rien à voir avec la réalité. Et pourtant cela à tout à voir avec la réalité puisqu'elle s'agite dans le monde réel. Je remarque à ce moment, avec Zélie, qu'Océane a la peau moite et très chaude. Nous pensons alors lui rafraîchir la joue avec un gant de toilettes humide. A ce toucher, elle s'agite follement comme si son imagination profitait de l'occasion pour lutter maintenant contre cette main mouillée, froide et gluante. Nous ouvrons le volet et la fenêtre : une bouffée de fraîcheur entre volontiers. Des voix et des rires s'y mêlent, montant, festives, d'un jardin voisin. Je saisis l'occasion pour montrer que la nuit peut aussi se passer dans la joie. L'interaction entre le cauchemar et la réalité se noue : nous pourrions faire le silence et disparaître de son champ de vision, et le cauchemar s'estomperait. Mais après quelques secondes de silence incertain, la ronde infernale reprend. Il faut réveiller Océane. Il faut réveiller Océane depuis le début. Je la secoue aussi fort que possible sans lui faire mal, mais cette secousse, la plus effrayante, la pousse aux hurlements. Sa peau chaude forme une frontière boursoufflée. Une avancée de l'obscurité bouillonne en elle comme un ambassadeur monstrueux. Une bulle de nuit qu'elle retient la maltraite et refuse de crever.
Je pense maintenant au bureau d'animateurs qui pourrait entendre ce raffut et voir les filles de la chambre 26 dans la chambre 27. Je me sens seul responsable. J'aurais peut-être dû leur interdire de venir. J'espère que les filles des autres chambres n'ont pas été réveillées. Le bruit me semble une maladie qui se propage à travers les murs et même sous les portes. Il est 23 heures passées et tous les enfants devraient dormir. Ici, neuf angoisses tiennent en éveil.
Brusquement, la nuit ardente cède enfin d'elle-même : les cris d'Océane deviennent lentement pleurs. Son cauchemar se dénoue comme la grêle redevenue pluie. Son monde erre dans la nuit, revient encore, la saisit à nouveau, la secoue, puis délaisse enfin son corps brûlant et meurtri. Océane se réveille dans la lumière de la réalité, elle s'accroche à la lumière stable et solide de l'ampoule et de nos présences. Ses yeux sont rougis à cause de la lutte avec ses larmes, c'est un naufrage dont elle revient. Maintenant sur le rivage lumineux de la vraie vie, elle va nous raconter : nous sommes prêts à recueillir son précieux récit. Mais les phrases lui manquent. Comment poser des mots d'ici pour les impressions de là bas ? Comment décrire avec nos repères ces présences intimes qui font hurler le corps ? Hésitante et encore choquée, Océane commence pourtant.
Océane commence, au sortir d'un rêve difficile et un peu trop réel, par raconter ce qui l'a emportée, mais ses idées restent très confuses. Il s'agit d'esprits et d'événements de son enfance. Elle s'est revue entrer dans une vieille maison et tout à coup, près d'elle, une échelle était tombée. Elle porte aujourd'hui un collier orné d'une croix et nous parle de son grand père qui portait la même croix parce qu'ils avaient trouvé ensemble ces deux colliers identiques. Elle tente de nous convaincre que les esprits existent, puis évoque la dame blanche. Son angoisse se calme lentement, au fur et à mesure qu'elle nous parle. Nous lui expliquons que la dame blanche n'a rien d'angoissant, Zélie insiste sur ce point mais nous affirme, peut-être d'abord pour réconforter Océane : "Les fantômes, ça existe. Vous ne pouvez pas savoir ce que c'est...". Son idée semble prendre, l'inquiétude teinte les yeux de Zoé. Sur cette pente imaginaire, quelque chose glisse, fuyant vers un fond terrifiant. L'angoisse communicative gagne du terrain avec ces fantômes qui progressent autant de fois qu'on prononce leur nom. Tout à l'heure dans le bruit de l'orage, et maintenant dans le silence qui nous livre à la peur, nous sommes pris dans un piège. Le deuxième étage, trop haut et bien trop en avant, se suspend dans les ténèbres, cerné par les forces de la nuit. La nuit elle-même a peut-être déjà coupé le seul pont qui nous relie au rez de chaussée. Nous sommes seuls dans une bulle détachée de la terre. Une couche de nuit nous sépare maintenant du monde. Quelque chose de traître se joue dans le silence alors que très loin, au rez de chaussée, la réunion entre animateurs continue sûrement. Là-bas, la tranquilité des adultes est diffusée par les coins clairs d'une table. C'est une lumière d'auberge ou de fleur blanche. Minuit sonne mais personne n'évoque d'histoires de crime. Je rappelle simplement qu'il est très tard.
Il m'est venu l'idée que Zélie propage ce qu'il faut étouffer. Je lui demande à voix basse de venir avec moi. J'essaie d'être discret, mais Océane me demande si je vais lui parler d'elle, je lui réponds que non. J'emmène Zélie dans le couloir, puis dans la chambre 21, celle des animatrices. Cet espace confine une confidence. La question n'est pas l'existence des fantômes, chacun peut y croire, je lui laisse cette liberté là. Je lui explique aussi que parler de fantômes maintenant fait grandir l'angoisse à calmer. L'écoute attentive de Zélie, isolée avec moi, crée un moment privilégié. Je me sens un peu repère. Nous revenons dans la chambre 27 que j'ai laissée autonome. Océane demande de quoi j'ai parlé. Zélie anticipe ma réponse et avance assez fidèlement : "Il ne faut pas croire aux fantômes, même après une nuit d'orage.". Océane assure que les esprits existent et parle de son père médium. A mon grand étonnement, Zélie adopte mon discours, quitte à vexer Océane : "C'est n'importe quoi ! Les fantômes, ça n'existe pas !" Je me réjouis d'une telle perspective. Les discours d'Océane, discrédités, paraissent maintenant plus fous que terrifiants. Je suis un repère et l'angoisse recule. Il est temps pour les filles de la chambre 26 d'aller dormir. Myriam et Hannah se disent "traumatisées à vie" par ce qui s'est passé. Je comprends leur point de vue mais j'avance : "Vous avez pu venir ici, mais normalement, vous n'avez pas le droit. Ca fait longtemps que je suis avec vous. Il ne faudrait pas qu'un animateur se demande ce qui arrive.". Je leur dis aussi que je vais venir les voir dans leur chambre et que si elles restaient dormir dans la chambre 27, les animateurs s'inquiéteraient de ne trouver personne - même pas un bruit de respiration - dans leurs lits. Et j'essaie de finir sur un peu de complicité : "J'aimerais que ça reste entre nous". Elles regagnent leur chambre où vibrent encore quelques échos des cris qui jouent dans le miroir du lavabo. Hannah a préféré rester près d'Océane : je la laisse encore un peu. Hortense vient me parler de ce miroir d'où sont apparus des visages pendant l'orage. La dame blanche n'est sûrement pas très loin d'elle. Je l'écoute et découvre que la serviette sur le miroir cachait les apparitions. Je propose de descendre chercher du scotch pour fixer un carton sur le miroir. Hortense est rassurée par ma bonne volonté un peu naïve et je m'en vais tranquille pour une minute.
Au bureau, la réunion a bien avancé, j'ai manqué le tour de table à propos de la journée. J'annonce presque avec joie que je compte prendre du scotch pour cacher un miroir. Catherine et Sophie, étonnées, me disent que cacher un miroir, c'est prouver aux enfants son réel danger. Mieux vaut démystifier l'origine de ces lumières inquiétantes. Je remonte tout de même avec le scotch en main et le morceau de carton pour témoigner de ma bonne volonté à Hortense. Dans la chambre 26, la même ambiance mêle un fond d'angoisse et la fatigue sous un toit. J'avance vers Hortense : "Le volet mal fermé a laissé passer un peu la lumière des éclairs et cette lumière s'est reflétée dans le miroir. Avec de l'imagination, vous avez cru voir des visages." L'explication rassure les filles mais je passe encore un peu de temps avec elles. Myriam me dit, ou me répète : "Je ne pourrai pas dormir, je suis traumatisée à vie". Hortense a encore peur du miroir et Hannah est toujours dans la chambre 27 avec Océane. Je laisse à nouveau la chambre 26 pour retrouver Hannah. Tâche difficile pour moi : "Il va falloir que tu reviennes dans ta chambre. Les autres filles y sont déjà et ce n'est pas sympa pour elles si toi tu restes." Elle m'écoute avec attention même si mon ton se veut plus amical que ferme. "Il ne faudrait pas qu'un animateur voie que tu n'es pas dans ton lit et se demande ce qui est arrivé." Cela soulèverait le tapis. Un lien de complicité entre elle et moi se crée, sur le bord d'un lit où la nuit se dénoue. J'attends un peu et lui redemande de venir, elle me répond : "Oui, puisque je dois." Je suis heureux que Hannah ait ressenti comme un "devoir" quelques phrases que j'ai soufflées avec douceur. Zélie discute encore avec Océane et révèle un instinct maternel du haut de ses douze ans. Hannah et moi entrons dans la chambre 26 qui semble apaisée. Chacune retrouve son lit. Je souhaite une bonne nuit et m'apprête à revenir au bureau. La descente de l'escalier m'offre une transition. Je salue les derniers échos et je retourne sur terre. Il me semble redescendre d'un sommet difficile.
Les animateurs ont fini la préparation du lendemain - les olympiades de la journée E.T. - et je raconte qu'Océane est calmée. J'évite le sujet de la chambre 26. Sophie s'étonne de l'heure que j'ai passée là haut mais sent mon bonheur d'avoir été guide dans la nuit. Météo France n'avait pas prévu cette rencontre entre l'orage et la colo d'été. Une tempête s'est finie en pluie, un cauchemar s'est résolu en pleurs puis en sommeil. Je reprends ma place à la table. Le fax de Jeunesse et Sports traîne quelque part dans la lumière du bureau. J'aurais dû y prêter plus attention.
Le lendemain au déjeuner, nous mangeons à l'intérieur à cause du temps gris et humide. La fraîcheur de l'air me rappelle l'intempérie nocturne. Myriam se souvient à peine de notre lutte, Hortense me parle du paysage qu'elle a pu apercevoir : "Les arbres étaient noirs, le ciel était violet quand il y a eu un éclair au milieu des arbres...". Et s'il ne restait pas ces vagues de fraîcheur, on douterait même que les tourments de la nuit ont existé. Il ne reste qu'un beau souvenir orangé, ou violet, d'un orage dévoilé.