A peine plus loin dans le souvenir, je m'arrêtai à l'entrée d'Arradon, sur le parking du Super U. C'est moi qui conduisais et qui emmenait Elise sur un lieu auquel je tenais, alors que sous l'hiver, c'était un père de famille qui m'avait déposé tout près d'ici, avec elle. Un renversement de rôle me rendait guide malgré moi. Ce parking était tel que je l'avais laissé mais avec vingt degrés de plus, Elise et du soleil. Une pellicule brillante et sablée habillait ce qu'une pellicule sombre et lisse avait couvert un autre jour. Une troisième présence s'ajoutait à nous, nous la sentions venir, lente et naissante, retrouvaille iréelle revenante. Ce fut ensuite un attrait particulier pour le Neuropolis dont les travaux devaient être finis. Ne pouvant partager avec Elise toute mon émotion trouble et divisée, je me contentai d'un rapide : "Voilà, là, c'est le parking." ou encore "C'est le Neuropolis. C'est là où on a passé la nuit.". Tant de choses me venaient d'une affection étrangère à Elise. Cette présence fantôme si forte par endroits bondissait dans ma conscience, en déformait le bord, sur un lieu identique en géographie mais d'un contraste opposé. J'attendais d'Arradon la suite des éléments qui étaient la part du souvenir hors de moi. Une révélation allait se faire. Un sentiment passé formait un présent nouveau. Elise allait dans ses pas, tendue par ma main. Un silence se superposait à la rumeur du jour. Là ou j'avais ressenti, je faisais ressentir.
Nous descendîmes ensuite la rue Bouruet Aubertot, après être passés dans le raccourci qui venait du Neuropolis. Je vis des bambous que je n'avais pas vus avant. Le trottoir et le rond point me renvoyèrent précisément aux plusieurs épisodes où elle et moi y étions : un après midi pluvieux pour aller chez un certain Julien éloigné, un soir pour aller manger une pizza, retourner chez Julien chercher deux sacs de couchage pour enfin aller avec au Neuropolis miraculeux. J'étais infiniment heureux de retrouver ces traces, de me retrouver et de voir qu'il restait quelque chose d'un souvenir. L'écorce terrestre, embellie d'émotions mises à nu, laissait jaillir ma joie. Les grains verts des arbres pleuvaient dans un air heureux de vacances. Un ciel bleu intact faisait monter les thermomètres accrochés sur les murs bretons. L'insécurité de la nuit était si loin ! Ensuite, vint le restaurant le Médaillon et la maison de Julien, au fond de la petite impasse. Elise entrait dans ma vie par une maison, un souvenir ou un nom. Le nom Aubry figurait toujours sur la sonnette, inscrit en filigrane d'un hiver devenu estival. Tout en moi se reconstituait, je rassemblais mes pensées qui s'organisaient par saccades, ici et là, sur un portail, un virage ou une maison. J'entrais dans mon vécu qui avait couvé : mon irruption lumineuse perturbait cette photographie en développement. L'été couvrait l'hiver, le faisait fondre et l'inondait de rayons. Le paysage dévoilé, presque apprivoisé, se montrait maison après maison. La chaleur unie éclairait les toits, les buissons et les troittoirs alors que j'avais vu avec elle tomber la nuit sur ce monde. Elle et moi n'avions rien pu faire et aurions été comblés avec une seule minute de cette lumière qui tombait là, puissante sur notre après midi.
Le centre d'Arradon et l'arrêt de bus prenaient une autre figure sous la clarté, mais l'église et son clocher en pierre me rappelèrent l'attente du petit matin avec elle. Une longue nuit de lutte où elle et moi n'avions que nos couvertures et nos corps pour vaincre l'obscurité éternisée. Les arbres de la place, vigoureux, ne portaient pas de guirlande électrique et ce n'était pas jour de marché. J'eus du mal à reconnaître cette place qui profitait de l'abondance solaire alors que vers la fin de la nuit avec elle, ses seules ampoules alignées avaient résisté. Les petits escaliers qui bordaient la place ne me trompèrent guère, les mêmes marches invitaient à la boulangerie de la rue. Aucune gourmandise ne me tenta, il était bien trop tard pour se laisser séduire. Je n'aurais pas retrouvé ce petit pain promettant le matin. Les pâtisseries de jour ne contenaient rien du goût nocturne sucré. Nous descendîmes ensuite vers la plage par une large rue bordée de pins. Je revoyais cette même descente parcourue avec elle : à l'air d'été et à la lumière se formait par endroits des plaques de nuit, des maisons endormies et des halos. Je revis quelques lampadaires allumés qui avaient tenu l'équilibre d'un royaume en péril. Un ciel sombre indéchiffrable avait pesé. Elle et moi avions demandé un peu de jour, pris comme des enfants par la peur du noir.
Elise m'interrompait souvent pour parler d'autre chose, et je n'osais pas lui avouer à quel point je vivais une expérience étrange et forte. Faire cette même promenade en silence aurait été plus intense encore pour nous deux. Je revenais sur des pas qui n'existaient plus mais un instinct m'emmenait comme l'animal vers son terrier sur les terres de mouvance. Elise percevait peut-être cette construction parallèle, reflet d'une nuit si longue qu'elle avait englouti un monde. La marée d'hiver s'était retirée et laissait ses rues et ses jardins clairs. Elle et moi avions fait demi tour face au néant de l'angoisse, au pied du mur que la nuit tendait comme un rideau. Au delà, l'épaisseur avait été comme un piège immense dont on n'aurait pu revenir, ou bien trop tard, déglutis par des flots innocents. Cinq cents nuits avaient lavé ce chemin où elle avait senti la mer sans la voir. Je n'avais eu que ses mots pour m'imaginer cette zone sans couleur. Dans cette courte échelle qui guide le paysage jusqu'aux yeux, la vie se multipliait par endroits, noire et onctueuse. La route formait des contours et des impasses d'où naissait l'obscurité douce et vaincue. Que restait-il d'elle, de ses ténèbres qui avaient faibli et rendu ces lieux à l'été ? Tout étincelait d'une force qui dépassait celle de la nuit d'autrefois. Elise dans la lumière, elle dans la nuit, venaient s'affronter, désynchonisées, au même endroit. Un soleil effaçait l'obscurité. Mais que s'était-il passé l'hiver suivant, quelle étrange histoire d'amour avait pu s'y jouer, hésitante et apeurée dans une hostilité revenue ? Deux amoureux seraient-ils allés plus loin ? J'étais certain que chaque amour, ces nuits d'hiver, n'avait pu dépasser ce bord de planète. La nuit avait posé ici la frontière du réel. La fin de la fatigue nous frappant avait confisqué les flots, frêle cadeau à offrir.
Nous arrivions en vainqueur, servis par l'éclatante lumière de ce 19 août, généreuse et forte. Sans courage, nous allions voir cette mer, verte et tiède, offerte à nos yeux diurnes. Un peu plus loin, après avoir tourné à gauche, nous la vîmes en effet au bout d'une rue bordée d'arbres. Le point de vue était très joli, mis en perspective comme le fond d'un couloir. Cette arrivée tenait la détente après le maigre effort, la jubilation courte d'un objectif atteint et haletant. Jamais je n'étais allé aussi loin dans cette exploration, Arradon livrait sa mer, vaste nef. J'aurais aimé lui dire le peu qu'il avait manqué et l'illusion qui nous avaient trompés : la nuit, vaste mer, avait campé sur l'arrivée. La force ensoleillée d'Elise me permettait de dépasser le point où elle et moi avions fait demi tour, face à l'obscure densité. Je repassais une épreuve manquée de peu, et la réussissais avec un vague sentiment d'injustice et de facilité. Le soleil nous avait guidés pour toucher le rivage, c'était lui notre table d'orientation victorieuse. Nous nous laissâmes un instant bronzer dans cette issue radieuse. La détermination et le jour avaient tiré la route du parking jusqu'à la plage. Mais tout de même, pourquoi va-t-on plus loin la seconde fois que la première ?
La plage d'Arradon était plutôt petite, des bateaux y stationnaient et le golfe du Morbihan présentait ses îles qu'on disait nombreuses. L'ambiance était aux touristes, aux voitures et aux familles banales. Nous remontâmes par un autre chemin, avec à l'esprit l'heure qui avançait, et je constatai qu'il n'y avait aucun lampadaire. J'en retrouvai après un virage à gauche face à une propriété. C'était donc là précisément qu'une autre tentative de toucher la mer avec elle avait échoué. C'était là qu'elle et moi avions encore eu peur, face au même gisement d'encre noire. La nuit pressante avait touché ce faible bord lumineux d'un dernier lampadaire phare. Les quatre cents mètres jusqu'à la mer promise étaient ainsi restés masqués. Elle et moi avions alors été certains que les ténèbres avaient assiégé la petite ville et emporté la mer. Il avait fallu renoncer parce que partout, cela aurait été un heurt de papillon dans un bocal. La pression sourde de la nuit avait pesé sur tout un front. Elle et moi avions vu ployer, à deux endroits, un lampadaire défenseur. Ces lampadaires avaient formé une chaîne longeant la rue et un dernier, en éclaireur, tenait immobile l'avancée d'un néant. Elle et moi avions touché le barrage qui avait repoussé des flots tentaculaires intouchables. La nuit avait coulé ici, juste devant l'oeil cerné dans une vague perdue.
Je me retournai pour retrouver la rue telle que j'avais dû la voir cette nuit là, mais tout m'en séparait : plus d'un an et la lumière d'un jour qui dévoilait tout. Je cherchai encore quelques repères, quelques éléments qui m'auraient parlé d'elle et son hiver, mais rien ne se montrait. Ce n'est qu'à la vue du lampadaire que je supposai le demi tour dans la peur d'autrefois. Et là, nous revenions par l'envers du décor. Dans la boucle à présent bouclée, un mystère cessait comme un mécanisme ouvert. L'imaginaire s'effaçait dans ce soleil de coulisses, à contre sens. C'était fini, la présence s'estompait. Le dernier bastion de nuit n'avait pas résisté à Elise. Arradon ne construirait plus de souvenir. Si je voulais me rappeler encore ces instants inquiétés, je devrais puiser en moi. Les éléments du décor ne m'aideraient plus. Je n'avais plus rien à reprendre. Je vécus cette expérience relativement solitaire, pensant qu'Elise serait blessée par l'importance que prenait cette nuit là. C'était ma Bretagne première, une mer emportée dans un autre monde, une autre histoire d'amour étrange restée sous un froid ténébreux.
Nous retournâmes vers le Super U, j'aperçus le panneau indiquant un camping, panneau déjà demasqué dans la pénombre avec elle. Je revis la place centrale, le Médaillon, le Neuropolis et le Super U. Un retour se superposait avec un jour. Elise, nourrie de lumière, éclairait une scène dénouée sous un angle inhabituel. Que dire de ce 3 janvier après y être revenu un 19 août ? Un souvenir de brume meurt sous le poids d'une clarté. La lumière dicte un monde quand la nuit le fait imaginer. Le Super U avait été le phare dont elle et moi avions été expulsés pour la nuit, mais il avait ouvert son refuge lors de l'aube comme une perche tendue pour la vie. Ce n'était plus le gris frêle des huit heures trente, il était dix huit heures d'une belle journée. Elle et moi avions lutté contre la tombée de la nuit et maintenant, nous luttions contre l'avancée de l'heure. Un stress se répétait, presque familier d'ici. Elise avait vu les principaux lieux de ma nuit d'Arradon, vivant une histoire étrangère et qui devenait sienne. Nous avions fini par ce supermarché d'accueil, lieu d'unité qui avait tenu la nuit dans des limites presque humaines.
J'étais repassé avec Elise dans les rues menaçantes et j'avais repris la part de moi que j'y avais laissée. La main d'Elise illuminait ces terres qui s'étaient montrées aussi épaisses et noires. Une voie était désormais explorée, ouverte jusqu'à la plage. Un chemin illuminé brillerait à travers la ville délivrée de la nuit. Il n'y aurait plus de nuit d'hiver qui emprisonnerait un monde dans sa glue angoissante. Un livre de mystères se fermait. En partant, nous laissions place à l'été sur la mer. Elise m'avait dit sur le parking que si nous n'étions plus ensemble et qu'elle était revenue là avec un nouveau compagnon, elle lui aurait parlé de cela : histoire d'histoire. Lieu réel, Arradon était devenu lieu construit où s'attachaient plusieurs sentiments contés. Une nouvelle rupture aurait peut-être encore créé un autre récit. Arradon en formerait toujours l'unité de lieu.
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02/10/2009 à 05:32 |
Le Premier paragraphe est très beau.. J'ai juste descendu la barre de droite et j'ai vu tout ces.. paragraphes.. 0.o.. je les ai pas lus hein! je l'admet, je reverrai cha plus tard.. --'.
>En tout cas, fine plume/clavie/doigts(touskeutuveuw).
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02/10/2009 à 05:33 |
'tin, 9 paragraphes.. jamais vu autant sur SE.
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02/10/2009 à 13:01 |
J'aime beaucoup, mais c'est vrai que c'est très très long ^^
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02/10/2009 à 13:47 |
J'ai beaucoup aimé, comme d'habitude.