Le bout du monde

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Le bout du monde

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17/04/12 à 20:36

Souvent je repense à ce cerisier. Il trônait au milieu du terrain de la maison, peinard. C'est l'air de la campagne, ça donne un peu de sérénité à tout le monde, même à un putain d'arbre.
Il avait vraiment rien à foutre là, il avait poussé par hasard, au milieu des années 50, comme une mauvaise herbe. Mes grands parents avaient longtemps songé à le couper, mais, va savoir pourquoi, il y a échappé.
On a fini par lui trouver un air de famille : rebelle, la tignasse en bataille et l'air sûr de lui. Il s'était choisi un petit coin au soleil, loin des autres, fallait pas le faire chier.
Moi je crois qu'il m'aimait bien : il a donné sa première cerise de la saison le jour de ma naissance. A croire qu'il m'attendait. Je l'ai connu il était déjà vieux, il me regardait toujours d'un air paternel un peu sévère mais bienveillant. Un vieux patriarche à qui on ne la fait plus.
Puis il a fini par tirer une sale gueule et à devenir franchement aigri. Avec l'âge il a même oublié comment donner des fruits. Alzheimer en somme. Il a fallu le couper.
C'était il y a bientôt dix ans.
Mon premier deuil, c'est celui d'un cerisier. Le glas a sonné trois fois, j'ai enterré mon enfance.

Les soirs d'hiver, on se retrouve souvent sur la terrasse de la maison pour y chanter des chansons italiennes. Moi je me fais tout le temps engueuler parce que je les chante en yaourt, mais j'ai du coffre. Comme Pépé, avec sa grosse voix de triestin qui rendrait jaloux Barry White.
On chante tous dans la famille. Mais Mémé Thérèse, mon arrière arrière grand-mère, elle, elle avait fait connaître sa petite voix à trois siècles.
Bébé, j'étais un gueulard. Insupportable. Le seul moyen de me faire arrêter de pleurer, c'était de me donner à Mémé, qui me berçait dans son rocking chair grinçant et de mauvais goût en chantant. Je l'entends plus, mais elle chante encore. Constamment. Elle n'a repris sa respiration qu'une seule fois.
Le rocking chair, il est toujours là dans un coin du salon. Personne n'ose s’asseoir dessus, c'est une sorte de fantôme. Il a arrêté de vivre avec Mémé. Il a jamais pris la poussière.
Il y a beaucoup de fantômes dans cette maison. Je n'ai pas connu tous leurs pendants terrestres. Pépé Pierre par exemple, pour moi ce n'est qu'une peluche qu'il a offert à ma mère quand elle était petite. La France se souvient de lui comme d'un grand résistant qui cachait des juifs dans sa cave et qui faisait péter des trains allemands, pour moi ce n'est qu'un nounours à qui il manque un œil.
Un abricotier a poussé il y a deux ans. C'était Mémé qui l'avait planté. S'il est vraiment de la famille lui aussi, il donnera des bananes.
Cette maison là, c'est le bout du monde. On perd toujours une partie de soi en chemin.

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