[Français] Dissertation et plan. Help |
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22/02/2009 à 21:41 |
Montesquieu, Lettres Persanes :
Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à la charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : Ah! ah! monsieur est Persan? C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan?
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Cyrano de Bergerac, Les états et empires du soleil :
[ Une perdrix nommée Gullemette la Charnue, blessée par la balle d'un chasseur, a demandé devant un tribunal reparation "a l'encontre du genre humain" ]
" Examinons donc, messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention (1) de laquelle nos divins esprits sont capables.
" Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est homme et puis en cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort.
" Pour moi, je ne fais point de difficultés qu’il ne le soit, premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause ; secondement, en ce qu’il rit comme un fou, troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot ; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain ; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux ; sixièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler ; septièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyait d’en avoir deux libres ; se casse les deux jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots ; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or, vous savez, messieurs, que de tous les animaux, il n’y a que l’homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est homme. Il faut maintenant examiner si, pour être homme, il mérite la mort.
" Je pense, messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or, si je prouve que l’homme semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’en allant contre la fin de sa création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage ?
" La première et la plus fondamentale loi pour la manutention (2) d’une république, c’est l’égalité ; mais l’homme ne la saurait endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger ; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui ; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas cependant avouer à ses maîtres, les aigles, les condors, et les griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés.
" Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ?
" Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent ; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maîtres, que comme s’ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre.
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Fredric Brown , En Sentinelle :
Il était trempé et tout boueux, il avait faim et il était gelé, et il était à cinquante mille années-lumière de chez lui.
La lumière venait d’un étrange soleil bleu, et la pesanteur, double de celle qui lui était coutumière, lui rendait pénible le moindre mouvement.
Mais depuis plusieurs dizaines de milliers d’années, la guerre s’était, dans cette partie de l’univers, figée en guerre de position. Les pilotes avaient la vie belle, dans leurs beaux astronefs, avec leurs armes toujours plus perfectionnées. Mais dès qu’on arrive aux choses sérieuses, c’est encore aux fantassins, à la piétaille, que revient la tâche de prendre des positions et de les défendre pied à pied. Cette saloperie de planète dont il n’avait jamais entendu parler avant qu’on l’y dépose, voilà qu’elle devenait un « sol sacré », parce que « les autres » y étaient aussi. Les Autres, c’est-à-dire la seule race douée de raison dans toute la Galaxie... des êtres monstrueux, cruels, hideux, ignobles.
Le premier contact avec eux avait été établi alors qu’on en était aux difficultés de la colonisation des douze mille planètes déjà conquises. Et dès le premier contact, les hostilités avaient éclaté : les Autres avaient ouvert le feu sans chercher à négocier ou à envisager des relations pacifiques.
Et maintenant, comme autant d’îlots dans l’océan du Cosmos, chaque planète était l’enjeu de combats féroces et acharnés.
Il était trempé et tout boueux, il avait faim et il était gelé, et un vent féroce lui glaçait les yeux. Mais les Autres étaient en train de tenter une manoeuvre d’infiltration, et la moindre position tenue par une sentinelle devenait un élément vital du dispositif d’ensemble.
Il restait donc en alerte, le doigt sur la détente. A cinquante mille années-lumière de chez lui, il faisait la guerre dans un monde étranger, en se demandant s’il reverrait jamais son foyer.
Et c’est alors qu’il vit un Autre s’approcher de lui, en rampant. Il tira une rafale. L’Autre fit ce bruit affreux et étrange qu’ils font tous en mourant, et s’immobilisa. Il frissonna en entendant ce râle, et la vue de l’Autre le fit frissonner encore plus. On devrait pourtant en prendre l’habitude, à force d’en voir - mais jamais il n’y était arrivé. C’étaient des êtres vraiment trop répugnants, avec deux bras seulement et deux jambes, et une peau d’un blanc écœurant, nue et sans écailles.