Dudule. (nouvelle)

Quel âge avez-vous ?

Moins de 18 ans

18 ans ou plus

Am Stram Gram Dudule. (nouvelle) 19 13/12/07 à 03:16

Je m'étonne moi-même de poster ici ce texte tout fraîchement pondu. Aucune relecture, il est long, il est personnel, il est pour lui, Dudule, à qui je pense, continuellement. En sa mémoire qu'il tend à oublier...

Les mains, le nez et les yeux collés à la vitre, je sonde l'intérieur de la pièce mal éclairée. La poussière incrustée ci et là ne fait qu'affirmer mes doutes : Monsieur apprécie toujours autant la compagnie d'une femme de ménage. Sacré tête de melon. Pour l'instant je le distingue qui roupille, avachi dans son antique fauteuil à carreaux, le visage penché sur le côté, sa casquette en équilibre sur le front et ses mains jointes sur le haut de son estomac. Je souris. Il changerait pas pour deux sous, Dudule. Deux sous, pour lui, c'est déjà trop, de toute façon.

Je toque deux coups à la fenêtre, du bout des doigts. Il ne percute pas. Alors je longe le mur de pierre et me retrouve en vis-à-vis d'un imposant porche défraîchi. Il arborre toujours sa vilaine peinture verte écaillée. En haut à gauche, un "interdiction de stationner", dont le soleil a eu tôt fait d'en avoir bu l'éclat, pendouille à tous les vents au bout d'un valeureux piton qui mériterait sans conteste le titre du plus entêté. Quoique sur ce point, Dudule fait largement concurrence. Parc'que c'est pas ce piton qui, à quatre-vingt douze ans d'âge, à planter deux cents mini-poireaux en deux journées. C'est pas non plus ce piton qui a creusé un trou d'un mètre simplement pour en extraire une vieille pierre sans utilité.

La clanche m'arrive désormais aux épaules. J'ai encore grandi, depuis l'été dernier. Je la ceinture fébrilement de mes doigts engourdis. Dix mois. Dix petits mois déjà.. Et s'il ne me reconnaissait pas ?! Ca tient qu'à un fil, leur mémoire, aux seniors. Et si dans sa tête mon souvenir était mort ?

Je l'actionne. Tant pis. J'me jette à l'eau.

Une vieille cloche à vache s'écrase en plusieurs coups contre la charpente de la porte cochère. Je force un peu. Elle freine contre le sol en ciment, le râclant en une rumeur rocheuse et saccadée... A ma gauche il y a encore sur un pan de mur notre petit tableau de craie. Et dessus, vieux de deux ans désormais, un message coloré, qui s'estompe en une poussière volatile : Ce n'est qu'un au revoir, Dudule adoré. Plus haut encore, exposés fièrement, jaunis par le temps et complétés par une écriture d'autrefois manuscrite cursive et appliquée : ses diplômes. Ceux de ses bêtes. De ses énormes bovins de concours, de labour... Des récompenses de quelques centaines de francs. Une fierté. Un honneur... Un fermier et ses valeurs.

193... Le dernier chiffre s'est évaporé. Aspiré par les souvenirs, certainement. J'en déduis juste que l'année là, c'était la veille de cette guerre. De sa guerre, aussi, un peu. Celle que j'ai toujours voulu connaître de par sa bouche. Celle dont il arborre les insignifiantes médailles le jour des commémorations. Celle qu'il n'aura connu qu'un an, pour la terminer quelque part, en Allemagne, en prison, en travail forcé. Celle dont je ne l'ai entendu qu'une fois y faire allusion...

- Pépère, pépère, tu viens voir les avions sur la digue ?! Ils font des pirouettes c'est génial !!!
- Oh, tu sais, les avions, ton grand père il aime pas ça. Ca lui rappel la guerre. C'était horrible, affreux. Toutes ces bombes, tout ces trous d'obus. Affreux, horrible, affreux...

C'est l'unique journée où ces mots ont franchi ses lèvres. Il était absent, évasif, ému, lointain... Je n'ai pas bien compris. J'imagine qu'on ne comprend que rarement l'importance d'une phrase comme celle-ci...

Je m'attarde sur une table bancale, drapée d'une nappe en plastique à motifs de paniers à fruits, jonchée de bibelots, de moulin à café sans tiroir, d'épis de blé déshabillés, de vieilles cartes postales décolorés, de pots à lait, les vrais... Il y a aussi deux petites paires de sabot, que sa femme et sa fille ont porté. Et des chapeaux, un canne, des bérets...

J'effleure soudain une lettre, celle de sa demie-soeur. Sa demie-soeur qu'il ne connu qu'à quatre-vingt neuf ans passés. Enfant de l'assistance sociale. Sans passé, sans avenir. Bouillie, matin, midi, dîner. Tapis de foin, la nuit. Quatre kilomètres à pied. Tous les matins, tous les soirs. Pour l'école, pour les courses. Chahuté de famille en famille... Petit mouchoir, noué soigneusement en bourse, pour ses économies. Une tête de lapin à ronger, partagée entre quatre enfants affamés...

Là encore, je sais que ces paroles ont un poids. Mais la balance de l'innocence fausse le calcul. Et je ne me représente pas. Qu'est-c'que c'est, une journée sans manger, à crever à p'tit feu parmi les vaches à traire ? Qu'est-c'que c'est, de vivre avec juste prénom, sans trace aucune de sa mère ? Dudule, tête de mûle et de melon. J'le sais, maintenant, d'où il sort ses surnoms... Je sais aussi que toutes ces plaquettes de beurre qui s'accumulent dans son réfrigirateur, toutes ces provisions de gâteaux, de pôts de café Nestlé et d'eau Saint-Léger, de c'est par pure peur de manquer.

Un pace-maker. Un cancer de l'estomac. Une cécité croissante. Mais il est toujours debout. Dudule. Et il va de l'avant, fière et bien battit. Sa chemise, son gilet de laine et ses chaussures terreuses tout au long de l'année. Son verre de vin à chaque repas. Sa cuillère de lait concentré sucré à chaque lever. Et sa réserve secrète de chocolat Poulain, tout au fond d'une armoire normande de 1850, caché subtilement dans une boite métallique de petits sablés bretons.

Les longs dîners de famille, le dimanche, dans son salon, avec la tergoule, le poulet maison, les haricots du jardin... Les confitures de fraises. Les confitures de groseilles. Le grenier.

Le grenier...

Je lève la tête. L'escalier abrupt de menier qui y conduit est toujours là. Debout, défiant le temps et les toiles d'araignées. J'y grimpe, sans attendre. M'accrochant à la rampe qui tangue dangereusement, je monte une à une ces marches grinçantes et bosselées. Sur le mur de pierre sont accrochés plusieurs échelles, des roues en bois, un chapeau de paille, des ficelles, des portraits... Je pousse la porte, entre baillée. Une petite lucarne balaye le sol d'un faisceau lumineux constellé de saleté. Je suffoque... Les rats ne rêveraient pas meilleur Q.G. que celui-là. Je tourne sur moi-même. Un drapeau Français avec la croix de DeGaulle. Une faux. Des draps décousus, effilés. Un trampoline. Des poussettes. De la vaisselle en porcelaine. Des poupées en robes brodées. Des photos. Des livres rongés. Un miroir fissuré. De la dînette. Des poids. Une balance. Un pôt à lard. Des chaises. Des jouets. Des petits vélos. Des cartons. Des bottes. De la poussière. De l'inconnu. De l'oublié.

Je suis chez moi, ça y est.

Je l'entends sourdement se déplacer. Oui, j'entends son pas lourd traîner sur le carrelage de la salle à manger. Je dévale alors rapidement, sans aucune peur de tomber.

- Qui est là ?
- C'est moi.
- Armandine ? Yvette ?
- Non, Pépère, pas ta femme, pas ta fille : ton arrière petite fille, Noé.
- J'aimerais voir comme tu as changé...

Il pleure. Je pleure. Merci, Dudule, pour tout ce dont de toi j'ai hérité...

Am Stram Gram.

Dudule. (nouvelle) 1/19 13/12/2007 à 07:23
Waw....
C'est juste magnifique... Coeur
Dudule. (nouvelle) 2/19 13/12/2007 à 09:07
Tu écris vraiment très bien. =)

Chaque phrase a son importance, chaque point, chaque virgule aussi. Tous les mots nous touchent, quelque soit sa signification, juste parce qu'il est merveilleusement bien employé... Je sais qu'on te l'a déjà dit, souvent, même, mais je tenais à dire que t'as un réel talent pour l'écriture et que chaque texte que j'ai lu de toi était superbe.
Dudule. (nouvelle) 3/19 13/12/2007 à 15:25
Ca me fera toujours plaisir de recevoir autant de compliments après une petite absence sur le forum Création. Smile Et ce qu'il y a de plus magnifique dans tout ça, ce sont les gens comme vous qui lisent jusqu'au bout...

Juste Merci. ( Ce mot perd de son sens à force, mais j'y tenais. Smile )

Am Stram Gram.
Dudule. (nouvelle) 4/19 13/12/2007 à 15:51
Superbe... Chaque mot est a sa place, Vraiment bravo =)
Dudule. (nouvelle) 5/19 13/12/2007 à 16:48
Very Happy .

Les râleurs qui n'aiment pas auraient-ils la flemme de contester une partie de mon texte ? C'est moins drôle sinon. Innocent ( Non non j'me plains pas non plus des compliments xD )

Am Stram Gram.
Dudule. (nouvelle) 6/19 13/12/2007 à 17:31
Je pense pas qu'ils aient la flemme, mais plutôt qu'ils n'en sont pas capables. x)
Dudule. (nouvelle) 7/19 13/12/2007 à 18:08
c'est ultra beau!
Big up! Tu as une super talent!
Dudule. (nouvelle) 8/19 13/12/2007 à 18:58
J'aime beaucoup !!
Même si je l'avoue y'a certains passages que j'ai eu du mal a saisir... Timide
Dudule. (nouvelle) 9/19 13/12/2007 à 19:41
: -D
J'adore, vraiment. T'as une plume; exploite la.
Dudule. (nouvelle) 10/19 14/12/2007 à 00:30
Last Up, juste pour remercier une dernière fois les courageuses... Smile

Am Stram Gram.
Dudule. (nouvelle) 11/19 14/12/2007 à 00:44
Simplement magnifique... (L')
Dudule. (nouvelle) 12/19 14/12/2007 à 01:45
Oh, un homme. Smile Jap Ca aussi ça fait plaisir de vous toucher, vous les insensibles. Sifflote

Am Stram Gram.
Dudule. (nouvelle) 13/19 14/12/2007 à 07:37
Am Stram Gram a écrit :
Oh, un homme. Ca aussi ça fait plaisir de vous toucher, vous les insensibles.

Am Stram Gram.


Les hommes ne sont pas tous insensible... =D
Dudule. (nouvelle) 14/19 14/12/2007 à 07:53
T'as déjà penser à faire un concours??En tout cas c'est super!!! Je te vénère Salut
Dudule. (nouvelle) 15/19 14/12/2007 à 20:08
MiSssslOuloU a écrit :
T'as déjà penser à faire un concours??En tout cas c'est super!!! Je te vénère


Un concours non, pas forcément. À vrai dire j'aime pas être contrainte à un sujet, c'est trop forcé. Je préfère l'écriture libre sincère et naturelle. Smile

Am Stram Gram.
Dudule. (nouvelle) 16/19 14/12/2007 à 21:53
Superbe...
Dudule. (nouvelle) 17/19 14/12/2007 à 22:25
magnifique Fleurs
Dudule. (nouvelle) 18/19 15/12/2007 à 13:35
J'adore ton style d'écriture.
Dudule. (nouvelle) 19/19 15/12/2007 à 16:38
*croule sous une avalanche de compliments* J'ignore si c'est mérité, mais tant qu'ils sont sincères... Je vous remercie du fond du coeur. Smile

Am Stram Gram.
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