03 Décembre 2012, 21ème étage, section 1, chambre 6,
Il est 7h38, je n'ai pas fermé l'œil. Un hôpital ne dort jamais, alors je m'y suis faite. Je suis Abygaëlle, sœur jumelle de Léandre, qui dort sur son lit blanc, lit médicalisé, dont la tête peut monter, descendre, et les pieds, pareil.
Ce genre de lit qui fascine les enfants, quand, aux grands, il fait peur. Parce que oui, c'est mauvais signe, apparemment.
Je continue.
Tout autour, alors, comme des montagnes russes, plusieurs câbles en spiral s'emmêlent et s'entremêlent... pour mieux se démêler quelques virages plus loin. Ça donne le vertige, c'est encore mauvais signe. Mais c'est très artistique.
Sans compter le bruit sourd, mais toujours ponctuel, d'une pompe à oxygène. Comme s'il respirait...
Et puis, aussi, cet étrange porte-manteau... Cette tige en métal qui prend place au chevet pour mieux faire étalage de poches pleines de liquide, reliées à un bras blême par des tubes transparents, des aiguilles douloureuses incrustées dans les veines. J'en aurais des stigmates.
Il faut que je rajoute... Je m'y sens obligée. J'en frissonne de trop. Dedans, goutte après goutte ou par injection programmée, je devine le parcours, lent mais non moins pénible, de chacune de ces drogues, nutritives, narcotiques. C'est encore mauvais sign...
D'accord, j'arrête.
Enfin, tout de même, cet ersatz de diversion me tue quelques secondes. Car il faut bien admettre que dans un hôpital, le temps perd de son sens, et les minutes s'égrènent comme un compte à rebours qui vous torture l'esprit.
À l'instant, j'ai d'ailleurs envie d'marquer qu'il est toujours 7h38 alors qu'il est moins vingt. Ridicule, perturbant. C'est long, ça ne finit jamais. Et je déteste ça.
Léandre, lui, ne semble pas en prendre conscience; il dort presque tout le temps. Sauf quand il faut tousser.. J'ai une boule dans la gorge à revoir toutes ces scènes, quotidiennes, éprouvantes. Entre les va-et-viens de plusieurs blouses blanches, et les bassines, pleines de sang.. Je sens mon cœur lever. J'épargne aucun détail, j'ai besoin de l'écrire. Parfois même je vomis, lorsque je n'parviens plus à être maître de moi, à lui tenir la main malgré les soubresauts.
Enfin bref, c'est dire. Le soleil pointe au loin, encore un jour se lève, encore un jour de moins...
Je me souviens.
Adolescente, je me souviens que j'admirais Léandre dès lors qu'il fumait. À l'époque, c'était classe, c'était culotté, c'était adulte. Ça faisait bien. Il touchait aux interdits avec une telle maturité, quoique factice et infantile, que j'en étais pantoise à chaque flamme de briquet. Oui. Je me sentais confiante, à côté de Léandre qui, déjà, sans cesse, fumait. De trop.
Et quand-bien même fumait-il comme un milliard d'autres êtres pouvaient fumer, Léandre Fumait et je trouvais qu'il le faisait différemment.
Il y a eu cette nuit, aussi, sur le toit du garage...
"Tu sais quoi, Aby ?"
"Non, mais tu vas me le dire."
"Je crois bien être plus noir de poumons que je n'le suis de peau..!"
Et ce jour là, le rire jaune de Léandre avait tranché, je m'en rappelle, d'une manière singulière avec ses dents émail diamant. Nous n'avions que 15 ans. Et il était beau, mon frère. Il se tuait à petit feu, d'accord, pour n'en être que plus beau. Et plein de vie, de fraîcheur, d'audace et d'ambitions. Tenté par beaucoup de conneries, et qu'est c'qu'on en a fait ! Seulement, cette fois là, c'était la pire. Et cette fois là particulièrement, par cette dérision que je ne lui connaissais pas, je l'ai enfin compris.
Il s'était condamné. Comme un grand. Il avait, lentement, laissé sa clope se consumer au vent. Puis, absorbé par l'horizon, hypnotisé par les étoiles, il en avait tiré une dernière taff, me laissant l'image forte de la bordure incandescente d'une fin de Marley qui se ravive pour mieux mourir...
C'était il y a 15 ans. Oui, c'est ça. Tout juste. Et non, ça ne pardonne pas. Ni jamais ne s'oublie.
[...]
10h26. Visite d'un infirmier, je dois quitter la chambre.
Ici, les couloirs sont trop grands, trop lumineux, trop blancs. Ils sentent trop l'éther, et les relents de nicotine, parfois. Section spéciale. De loin, je leur préfère la chambre. Petite, confinée. Certes. Mais il y est seul, en plus. Il y est bien, aussi. Tout du moins, comme il peut...
[...]
19h03.
Dans une petite salle où ne tient qu'un bureau, deux chaises et un médecin, je me vois défaillir. Il est assis, posé, chaque jointure de ses doigts entrecroisé sur le sous-main. Il me regarde. Je le regarde. Il m'interroge de ses yeux noirs avec cet angoissant mouvement de tête. J'ouvre la bouche. Il ne dit mot.
Alors je me relève et retourne à la chambre, sans qu'il n'y ait un son pour briser ce silence.
Bref, ça va pas. Et je le pressentais. Ce don, personne ne l'expliquera. Ni ce lien spirituel qui me rattache à lui. Mon jumeau, je l'ai dans le cœur, je l'ai dans la peau. Je sais ce qui l'attend avant qu'eux même ne le soupçonne. Et ça tue. Ça déchire. Ça fait se sentir coupable, et répugnant, et cruellement injuste, injustement cruel.
Même si on s'y prépare, mais si on s'est qu'y a plus d'espoir. Non. C'est horrible. C'est écrit en moi, et les lettres me brûlent.
Merde. J'enrage. Suis dégoûtée. Dégoûtée de ce putain de système, de cette hypocrisie. Il craignait quoi au juste ce toubib en carton ? De me dire franchement que Léandre rend l'âme, que la morphine n'a plus d'action ? Mais en fait, qu'il se taise ! Lui, lui et toute sa bande d'incompétents. Qui ne comprennent rien. Qui ne souhaitent qu'une chose, libérer une chambre. Et avoir des machines. Mais quelle bande d'abrutis ! Je sais déjà tout ça...
[...]
19h17.
La porte était restée entrebâillée.
Je m'approche du lit, m'assieds près de ses jambes. Léandre ne me voit pas, il dort. Il fait semblant. Et il sourit, les lèvres cireuses. Alors je l'embrasse. Sur les lèvres, comme une sœur. Je caresse ses tempes, une derrière fois, puis descends sur son cou, son torse, son ventre. Blême. Hâve. Cadavre.
Quelques larmes sur mes jours. Je regarde, sans rien dire, mon Autre s'en aller.
Et quand bien même meurt-il de la clope comme cinq millions d'autres êtres peuvent en mourir, Léandre meurt et je trouve qu'il en meurt différemment.
© Noémie, Septembre 09.
Texte écrit cette nuit, une idée qui trainait déjà dans mes archives, que j'ai enfin su exploiter. A vous d'en juger..
Am Stram Gram.
Et quand bien même fumait-il... |
1/10 |
23/09/2009 à 19:24 |
Superbe texte.
Et quand bien même fumait-il... |
2/10 |
23/09/2009 à 19:32 |
J'aime aussi, malgré quelques passages un peu lourds, le reste est touchant.
Et quand bien même fumait-il... |
3/10 |
23/09/2009 à 19:35 |
J'Aime, genre beaucoup !
Et quand bien même fumait-il... |
4/10 |
23/09/2009 à 19:36 |
Je suis assez gênée en général par tous les textes parlant de la mort de manière lyrique, mais ça ce sont mes goûts.
Ensuite, je trouve certaines tournures un peu maladroites, rien de bien grave, mais en revanche, à l'écrit, je trouve que ne pas mettre les 'ne' de négation c'est pas génial, tout comme contracter les mots comme à l'oral.
Sinon ça va =)
Et quand bien même fumait-il... |
5/10 |
23/09/2009 à 19:36 |
J'aime beaucoup le style de ton texte. Ton sujet est original. Continue.
Et quand bien même fumait-il... |
6/10 |
23/09/2009 à 19:40 |
J'ai aimé.
Et quand bien même fumait-il... |
7/10 |
23/09/2009 à 19:40 |
Alors là, je dis chapeau.
Et quand bien même fumait-il... |
8/10 |
23/09/2009 à 19:46 |
J'ai aimé. Beaucoup, même! Et j'ai trouvé ça beau.
Bravo.
Et quand bien même fumait-il... |
9/10 |
23/09/2009 à 20:07 |
Effectivement, je trouve que certains passages sont plutôt lourds et les quelques contractions de mots sonnent mal à mes oreilles.
Sinon, c'est pas mal.
Et quand bien même fumait-il... |
10/10 |
23/09/2009 à 20:09 |
Idem pour les négations, dans un texte au langage soutenu, ça fait bizarre. Sinon, certains paragraphe sont ... un peu trop courts. Non, je ne suis pas maso. C'est juste que ça fait un peu "vide" de retourner à la ligne au bout de quatre-cinq phrases.
Et sinon, mais ça, c'est purement personnel, je préfère les phrases longues. (et donc des paragraphes longs).
Mais j'aime bien le texte en général, l'ambiance aussi.
Au fait, à propos de la date, il y a une raison précise à ce jour, ce mois, cette année ?
(PS : J'ai appris un nouveau mot, "hâve" !
)