Bonjour-bonsoir.
Voilà j'ai trouvé ce texte de Bill Anschell qui est un très fort pianiste de jazz américain, affiché à l'entrée de notre cher conservatoire et j'ai beaucoup ri alors je partage :
Prêt à aller à votre première jam session ? On trouve dans le jazz - et dans les jams en particulier - bien plus que ce qui est apparent.
Ce guide du débutant vous aidera à mieux apprécier l’intense psychodrame qui se joue sur scène. Des « Tuyaux du Connaisseur » (« T.C. ») mis en exergue tout au long du texte, vous aideront à profiter pleinement de ce rite initiatique.
T.C. : bien que les euros que vous dépensez en boisson et en nourriture soient le flux vital de l’économie du jazz, rappelez-vous que, pour les musiciens, vous êtes hors sujet. Ne demandez pas de chansons, ne vous mettez pas à danser et n’essayez pas de chanter avec l’orchestre. La dernière chose dont a besoin une jam, c’est d’un autre ego. Les choses sont déjà assez compliquées comme ça.
1) La salle
Les jam sessions ont lieu dans deux types d’endroits :
Les caves jazz pour bobos
En général, les bobos n’aiment pas les caves, mais pour un bobo, le jazz est une aventure. On ne vous gare peut-être pas votre voiture, mais l’aventure est au coin de la rue !
Le club sera situé dans une partie « transitionnelle » de la ville. Une marche rapide du parking au club augmentera le rythme cardiaque du courageux bobo au-delà de ce qu’il fait d’habitude sur le tapis roulant de son club de gym. Quand il sentira la douce chaleur du club l’envelopper, il n’en sera que plus gratifié. Enfin chez soi, au milieu des cigares luxueux et des martinis secs !
La nourriture sera hors de prix et ignoble. Il y aura au moins un pseudo plat cajun au menu. Il y aura une peinture abstraite d’un saxophoniste. Il y aura un système de ventilation dernier cri qui transforme l’épaisse fumée des cigares en volutes impressionnistes. Dans les toilettes, une giclée d’Air Wick ne supprimera pas complètement l’odeur de vomi.
Il n’y aura pas de piano, ou alors ce sera un Samick. « Samick, » traduit du coréen, veut dire « ressemble à un Steinway, mais sonne comme un Hyundai. »
T.C. : un vrai piano.
La salle en elle-même sera un vrai cauchemar au plan acoustique. En l’absence de moquette ou de tentures, les sons seront sujets à réverbération et à distorsion comme dans un mauvais trip au LSD. Ce cauchemar psychédélique sera alimenté par le mixeur du bar, une caisse enregistreuse, une télévision grand écran et un lecteur de CD émettant une musique qui n’a rien à voir avec le jazz. Quand le groupe se mettra à jouer, quelqu’un oubliera d’arrêter le CD. Pour lutter avec ces sons, la conversation des bobos monte jusqu’à un rugissement. Quelque part en fond, une jam session a lieu.
Les caves jazz pour non bobos
Les mêmes que pour les bobos, mais sans l’Air Wick.
T.C. : Asseyez-vous aussi près de l’orchestre que possible. Dévisagez intensément chaque musicien pendant son solo et bougez vos lèvres avec ses phrases musicales. Ne souriez pas. Et maintenant observez bien - chacun conclura que :
a) vous jouez de son instrument, et
b) que vous pensez qu’il est nul. Vous les manipulez et il en seront défaits. Tous les musiciens de jazz, quel que soit leur âge, leur instrument, leur technique sont profondément peu sûrs d’eux-mêmes. Amusez-vous bien ainsi.
2) Les musiciens
Bien qu’un artiste de jazz puisse revendiquer une « voix unique » sur son instrument, l’analyse sociologique nous dit le contraire. En réalité, les musiciens de jazz sont simplement la personnification d’archétypes instrumentaux. Les jam sessions ne sont alors que la mise en scène de conflits archétypaux. Les « standards » de jazz joués durant lesjams en sont le scénario. Avec le temps, une tragédie épique se déroule. Voici les personnages :
Le piano : les pianistes sont des intellectuels et des je-sais-tout. Ils ont étudié la théorie, l’harmonie et la composition à l’université. La plupart sont remplis de doutes sur eux-mêmes. Ils sont habituellement chauves. Ils devraient avoir de grandes mains, mais ce n’est pas souvent le cas. Pendant leur adolescence, ils étaient rejetés socialement. Après les concerts, ils rentrent chez eux et jouent aux petits soldats. Les pianistes ont une relation spéciale d’amour-haine avec les chanteuses. Si vous parlez au pianiste pendant la pause, il condescendra à vous répondre.
La basse : les bassistes ne sont pas très intelligents. Les meilleurs bassistes s’adaptent à leurs limitations en jouant des lignes simples et en prenant rarement des solos. Durant les meilleurs moments musicaux, un bassiste tirera sur ses cordes et grognera comme un animal. Les bassistes sont baraqués, ont des mains comme des battoirs et se penchent toujours de façon maladroite. Si vous parlez au bassiste pendant la pause, vous ne saurez pas dire s’il vous écoute ou pas.
La batterie : les batteurs sont extrémistes. Cela dépend des personnalités, mais ils sont toujours dans les extrêmes. Un batteur peut être la personne la plus drôle au monde, ou la plus psychotique, ou la plus malodorante. Les batteurs sont mal à l’aise du fait des nombreuses blagues qu’on fait sur eux, la plupart étant basées sur le fait qu’ils ne sont pas vraiment musiciens. Les pianistes arrivent particulièrement bien à mettre les batteurs mal à l’aise. La plupart des batteurs s’excitent très facilement ; quand ils sont excités, il jouent plus fort. Si vous décidez de parler au batteur pendant la pause, faites attention de ne pas l’approcher sans bruit.
Le saxophone : les saxophonistes pensent qu’ils sont les musiciens les plus importants sur scène. En conséquence, ils sont imprévisibles et possessifs. Ils connaissent tous les plans de Coltrane et du Bird mais ont leur propre son, un mélange de Coltrane et du Bird. Ils prennent des solos d’une longueur exceptionnelle, qui atteignent un sommet à mi-chemin et ne s’arrêtent plus. Ils s’entraînent de façon silencieuse mais audible pendant que les autres essaient de jouer. Ils sont obsédés. Les saxophonistes dorment avec leur instrument, oublient de prendre leur douche et ont la pelade. Si vous parlez au saxophoniste pendant la pause, vous entendrez beaucoup d’excuses sur ses anches.
La trompette : les trompettistes sont conscients de leur image et ont une démarche arrogante. Ce sont souvent d’anciens piliers de football universitaire. Les trompettistesattirent beaucoup les femmes, en dépit de l’étrange empreinte de dents sur leurs lèvres. Nombre d’entre eux chantent ; les critiques mal renseignés les comparent alors soit à Louis Armstrong soit à Chet Baker, selon qu’ils sont noirs ou blancs.
T.C. : Arrivez tôt à la jam, il vous arrivera peut-être d’être témoin du jeu spécial dutrompettiste. Les règles sont : jouer aussi fort et aussi aigu que possible. Le gagnant est celui qui joue le plus fort et le plus aigu. Attention : c’est fort et aigu.
Si vous parlez à un trompettiste pendant la pause, il vous confessera peut-être que son musicien favori est Maynard Ferguson, le dieu impitoyable de la trompette forte et aiguë.
La guitare : les guitaristes de jazz ne sont jamais très heureux. Tout au fond d’eux-mêmes, ils veulent être des rock stars, mais ils sont vieux et gras. En guise de protestation, ils portent les cheveux longs, rôdent à la recherche de groupies, boivent beaucoup et jouent trop fort. Les guitaristes détestent les pianistes parce qu’ils peuvent jouer dix notes à la fois, mais les guitaristes se font une raison en jouant aussi vite que possible. Plus un guitariste boit, plus il monte le volume de son ampli. Alors le batteur se met à cogner plus fort et le trompettiste puise dans son arsenal fort et aigu. Soudain, l’univers du saxophoniste s’écroule, parce qu’il n’est plus le musicien le plus important sur scène. Il remballe son sax, abîme sa meilleure anche dans sa précipitation et sort de la pièce en trombe. Le pianiste fait tout ce qu’il peut pour ne pas rire. Si vous parlez au guitariste pendant la pause, il vous posera des questions intimes sur votre sœur de quatorze ans.
Le chant : les chanteuses sont des créatures capricieuses des tout-puissants dieux du jazz. Elles sont placées dans les jams pour tester les capacités des musiciens à la souffrance. Elles ne font pas partie du monde du jazz, mais y entrent subrepticement. Exemple : une jeune femme joue de petits rôles dans une comédie musicale à l’université. Un jour, un critique mal informé du journal du campus décrit son chant comme « ...jazzy. » Voilà ! Une étoile est née ! Elle apprend vite « My Funny Valentine, » « Summertime, » et « Route 66. » Une fois sa formation terminée, elle sème la terreur dans les jam sessions. A son approche, les musiciens fuient la scène. Ceux qui restent ressentent pleinement la furie de l’univers du jazz (voir « La chanteuse » ci-dessous).
T.C. : la chanteuse va essayer de vous séduire - ainsi que le reste du public - en cherchant votre regard, en vous montrant qu’elle sait que vous êtes là, même en vous parlant ente les chansons. NE TOMBEZ PAS DANS CE PIEGE ! Regardez au loin, l’air parfaitement dégoûté. Sinon les musiciens vous éviteront pendant les pauses. Si, par hasard, vous parlez à une chanteuse durant la pause, elle vous présentera son « manager. »
Le trombone : le trombone est connu pour sa sonorité plaintive, proche de la voix. « Ecoutez, » semble-t-il dire dans le registre medium, « pourquoi personne ne veut m’embaucher pour un concert ? » Les trombonistes aiment à jouer vite, parce que leurs notes ne peuvent alors plus être distinguées les unes des autres et qu’ils ne sont donc plus alors soumis à la critique. La plupart des trombonistes ont joué de la trompette à leurs débuts, puis ont décidé qu’ils ne voulaient pas se promener avec une étrange empreinte de dents sur les lèvres. Depuis, ils détestent les trompettistes qui arrivent à avoir toutes les femmes en dépit de leur défiguration. Les trombonistes sont habituellement grands et élancés, l’air abandonné. Ils ne mangent pas beaucoup. Ils doivent être très sympathiques, parce que personne n’a vraiment besoin d’un tromboniste. Parlez à un tromboniste pendant la pause et il vous demandera de l’embaucher pour un concert, essaiera de vous vendre une assurance ou vous proposera de tondre votre pelouse.
3) La musique
Maintenant que vous en savez un peu sur la salle et les musiciens, il est temps de tourner votre attention vers la musique. Vos connaissances fraîchement acquises vous permettront une vision particulière sur des aspects étonnants des jams. Examinons des éléments typiques de jam sessions :
Le choix du thème
Chaque fois qu’un morceau finit, quelqu’un doit en choisir un nouveau. C’est le concept fondamental qui, malheureusement, foire dans les jams.
Le choix du thème importe beaucoup pour les musiciens. Ils adorent faire de l’épate sur les airs qui leur paraissent confortables et tremblent devant l’inconnu. Mais choisir un thème invite à un examen minutieux : « Alors, c’est comme ça que tu sonnes le mieux. Hmm... » C’est un sujet complexe aux résultats imprévisibles. Parfois, personne ne veut choisir un thème et parfois tout le monde veut le faire.
Il en résulte des désagréments tels que la création de factions et - sous des conditions extrêmes - même des élections impromptues. La politique du choix des thèmes constitue une des parties les plus divertissantes des jam sessions.
Exemple 1 : personne ne veut choisir un thème ; (le thème précédant arrive à sa fin) (silence) le trompettiste lance : « Bon sang de f#@* ? Il y a quelqu’un qui va choisir un thème ? » (silence) le trompettiste : « Cette s% !* est minable. Je me casse ! » (claque la porte, oubliant de payer sa note). Reste du groupe (à l’unisson) : « Ouais !!! » (le groupe prend une pause prolongée et met les boissons sur la note du trompettiste).
Exemple 2 : tout le monde veut choisir un thème, provoquant une élection impromptue et le choix final d’un thème : (le thème précédent se finit) le pianiste et le guitariste disent en même temps : « Beautiful Love ! »/« Donna Lee ! » Le guitariste au pianiste : « Tout ce que tu veux, c’est jouer tes gros accords stupides de 10 notes ! » Le pianiste au guitariste : « Tout ce que tu veux, c’est jouer plein de notes très vite ! » Le saxophoniste : « ’Giant Steps’. »
T.C. : un thème traître de Coltrane joué de façon obsessive par les saxophonistes.
Le guitariste et le pianiste (ensemble) : « Vas-y, ducon. » Le trompettiste : « Cette s% !* est minable. ’Night in Tunisia’. »
T.C. : un thème de Dizzy Gillespie offrant de larges occasions de jouer fort et aigu.
Le saxophoniste : « Désolé, j’ai oublié mes boules Quiès, Maynard. » (long silence gêné) Le pianiste, le guitariste, le saxophoniste, le trompettiste se tournent tous vers le batteur : « A ton tour. » (le batteur se met à penser au morceau le plus difficile)
T.C. : un complot éprouvé par les batteurs pour punir les vrais musiciens qui jouent de vraies notes.
Le batteur : « Stablemates. » Le trompettiste : Eh m#@* ! Je me casse.« (sort de la pièce en trombe, poursuivi par le barman.) (Ils commencent à jouer »Stablemates« ) Le tromboniste : »Il n’y a pas quelqu’un qui a oublié d’arrêter le lecteur de CD ?" Non seulement ces désagréments sont amusants à observer, mais ils créent également des tensions qui vont durer toute la nuit.
T.C. : en tant que membre cultivé du public, vous pourriez dresser un diagramme des alliances qui se font et se défont. Vous pourriez aussi tenir des statistiques sur les choix des thèmes par chaque individu. Cependant, en aucun cas vous ne devrez prendre parti ou hurler des titres de chansons. Les choses sont déjà assez compliquées comme ça.
Le nouveau
Le premier set se termine sans autre controverse. Le guitariste, encore sobre, n’a pas monté son volume. Le saxophoniste a fini par trouver une anche qui ne le traumatise pas. Le tromboniste a distribué des cartes de visite. Le pianiste a contrôlé son ego. Personne n’a raconté de blague de batteurs et le bassiste a grogné durant les meilleurs moments. Bien sûr, ils ont perdu un trompettiste, mais de toute façon, personne n’aime vraiment les trompettistes (sauf les femmes et les critiques mal informés).
Maintenant, d’autres musiciens vont jouer. Il y a des habitués et des inconnus. Regardez la scène, les musiciens qui ont ici leur première jam traîneront près du bord, se demandant comment procéder. Il devrait y avoir une liste d’inscription, mais il n’y en a pas. Il devrait aussi y avoir un leader charismatique, n’y pensez plus. Tels sont les concepts fondamentaux qui, à nouveau, foirent dans les jams.
T.C. : faites comme si vous étiez le responsable. Approchez ces musiciens qui rôdent autour de la scène, l’un après l’autre. Demandez leur avec qui ils jouent habituellement, puis dévisagez-les d’un air impavide. Demandez-leur l’air qu’ils aimeraient jouer et secouez la tête, l’air écœuré. Demandez-leur s’ils sont étudiants. Demandez-leur pourquoi ils ne jouent pas pour de l’argent. Demandez-leur si ça ne les gêne pas d’attendre que la chanteuse se pointe. Vous faites là un travail important, vous cultivez l’insécurité, vous semez les germes d’un drame final. Si ce comportement ne vous semble pas naturel, buvez un verre ou deux. Voilà. Essayez à nouveau. Bien.
Finalement, tout finit par s’arranger et le set commence. La dynamique interpersonnelle devient plus complexe. Dès qu’un nouveau s’approche de la scène, les musiciens locaux se posent en juges, le visiteur passe en jugement. En même temps, les musiciens du cru observent subrepticement les réactions les uns des autres, comme ils ne se font pas pleinement confiance eux-mêmes. Mais chacun est aussi conscient de manière aiguë que ses propres réactions sont soumises au jugement des autres et hésite tout bonnement à réagir. Sans compter sur le contrecoup : si le nouveau s’avère un grand musicien, son propre jugement sur le groupe local, surtout s’il a été initialement malveillant, peut être dévastateur.
C’est pourquoi les musiciens locaux choisissent la voie la plus sûre, se dissimulant derrière des visages impassibles, affectant un voile de stoïcisme. Ceci fait perdre son sang-froid au nouveau venu. Il peut avoir l’impression d’avoir été manipulé ou d’avoir échoué avant même d’avoir essayé.
Mais il est impossible de faire marche arrière, c’est une des rares règles établies dans le Code de Conduite d’une jam. Le nouveau se fait prier pour nommer un thème, cherche en vain un regard approbateur, puis commence à compter la mesure. Maintenant, son job consiste à avoir l’air relax et confiant et bien sûr à s’amuser. Selon qu’il y réussit ou pas, il y a deux issues possibles :
1) Le rejet :
Le nouveau dit : « Si on faisait une ballade ? » le saxophoniste : « Tu es fou ? ECOUTE ! » (le mixeur mixe, la télé hurle, la caisse enregistreuse tinte, les bobos rugissent, la pièce rend un écho caverneux) le nouveau : « D’accord, et si on faisait quelque chose de fort et rapide ? » (le pianiste désigne le guitariste) : « Quoi ? Tu veux qu’Eddie Van Halen se déchaîne ? »
Ne voyant aucun signe de consensus, le nouveau commence à jouer un blues. C’est bien joué : tout le monde sonne bien sur le blues, donc personne ne se plaint. Et comme c’est le premier morceau du set, il n’y pas encore eu déjà dix blues, c’est pour plus tard. Un bon début, sans aucun doute, mais le jugement final n’est pas encore rendu...
T.C. : dans l’esprit de ces musiciens, il y a plus que de la mélodie, de l’harmonie et du rythme.
Voyons ce qu’ils pensent VRAIMENT, au milieu d’un thème :
Le saxophoniste : M% !* ! Encore un de ces étudiants tristounets, nourris de méthodes « Ma première impro », « Des plans à la pelle », et le reste. Des oreilles pour quoi faire ? Une Histoire pour quoi faire ? Il me faut un verre.
Le guitariste : Bon sang de p% !* - ce type a des sacrés plans ! Il déchire ! (regarde autour de lui, voit le saxophoniste qui le regarde de travers). Mais je dois faire gaffe - ces mecs pensent déjà que je suis un inconditionnel des plans de Van Halen, comme si je n’avais pas d’âme, comme si je n’avais pas joué dans les cover bands de Motown pendant huit ans. Ces salauds arrogants sont trop durs avec moi. Maintenant, si je me branche avec ce nouveau, ils vont se moquer. Qu’ils aillent se faire f#@* ! Je devrais proposer « Dock of the Bay » et voir comment ils se débrouillent. Je ne sais pas. Je vais plutôt aller me chercher une bière (quitte la scène).
Le batteur : ouh là, mais il swingue ce mec ! Tiens, mon cher, prends CA (joue fort une figure rythmique compliquée sur les phrases du nouveau). On va quelque part ? On doit aller quelque part. J’AI L’IMPRESSION QU’ON VA QUELQUE PART ! Ouais, baby. Voilà pour toi ! (attrape les rythmes du nouveau avec sa charley). On pourrait se brancher, là. ON SE BRANCHE, LA ! GO, BABY !
Le bassiste (prend son pied) : Grrrhh. Gnmnt. Glppnt.
Le pianiste : J’en ai marre de cette daube. Ouais, je peux jouer les mêmes douze mesures à l’infini pendant que tu te paluches ad nauseam, espèce de petit b% !*. Toi et tous tes copains. On passe à mon solo 25 minutes plus tard et personne ne fait attention à ce que je joue. Mais qu’on en finisse avec ce morceau, nom de Dieu ! Mais attends, c’est quoi, ça ? Waouh, vas-y ! Ce type a des idées superbes - peut-être meilleures que les miennes ? Mon dieu, et si je n’étais pas si génial que ça ? Mais, ms% !*, j’ai entendu Herbie
T.C. : Hancock, pianiste de jazz légendaire
jouer des phrases pires que celles-là, aussi. Alors ce mec peut être génial et moi je peux toujours être bon. Ou peut-être qu’il est vraiment bon et que je suis juste bon. Ou alors il est peut-être juste correct, et je suis nul. Pourquoi est-ce que personne ne me le dit franchement ? Je déteste ce connard.
Le tromboniste : Oh, mon dieu, à l’aide !!! Il y a deux mecs qui l’apprécient et deux qui ne l’apprécient pas. Le guitariste est parti. Ils me regardent tous. Réfléchis, mec, réfléchis : le pianiste allait peut-être m’embaucher pour le concert de dimanche prochain ; je ne peux pas le froisser. Mais je travaillais sur ce truc d’assurance avec le batteur - non, c’était le guitariste. Attends : à qui devais-je vendre un ampli ? Le bassiste - bof, aucun intérêt. Mais ce nouveau mec, il sonne vraiment bien - il aura peut-être des plans où il pourra me faire bosser. Le sax ne me prendra pas de toute façon. Mais tout le monde semble respecter ce type bourru. Je ne sais pas. Je pense que ce nouveau est nul, en quelque sorte.
(les musiciens locaux, échangeant des regards, commencent à rouler des yeux. Le pianiste commence à plaquer des accords horribles. Le batteur succombe à la volonté du groupe et se force à bailler. Le bassiste ne remarque rien.)
(le nouveau finit son solo. Pas de réponse. Il n’est pas invité à jouer un autre thème. Il quitte la scène abattu, la tête basse. Les garçons peuvent être si cruels...)
2) L’acceptation
Le nouveau : « Si on faisait une ballade ? »
Le saxophoniste : « Tu es fou ? ECOUTE ! »
(le mixeur mixe, la télé hurle, la caisse enregistreuse tinte, les bobos rugissent, la pièce rend un écho caverneux)
Le nouveau (pointant son doigt vers vous) : « Mais IL m’a dit que je pouvais jouer ce que je voulais. »
Tous les musiciens (se tournant vers vous) : « Mais t’es qui, TOI ? Qui t’a désigné comme responsable ? »
T.C. : fermez-la. IMMEDIATEMENT.
Le nouveau : « Bon, on oublie ce connard. On n’a qu’à jouer ’Cherokee’. »
(« Cherokee » commence. Les musiciens se lient contre un ennemi commun - vous. Dans cette fraternité naissante, ils baissent leur garde et apprécient la musique. Ils pointent leurs instruments vers vous et jouent avec beaucoup d’émotion. C’est le son du jazz : la joie, le chagrin et la colère. Vous devriez considérez la colère d’un point de vue personnel. Vous devriez partir tant qu’il est temps.)
(Mais, non, il y a encore tant à apprendre. Tentez votre chance : offrez une tournée générale, en espérant qu’ils vous pardonneront. Et vous devenez soudain le héros. Ils ont besoin des verres, vraiment, car s’approche maintenant de la scène…)
La chanteuse
Elle porte une robe moulante. Sa chevelure est une vraie sculpture. Elle glisse jusqu’à la scène comme un mannequin lors d’un défilé, ignorant les tâches de boisson et les brûlures de cigarette parsemant le sol. Sa posture est parfaite, ses gestes juste ce qu’il faut. Elle attrape le micro et le suspend entre trois doigts. Elle se tourne vers le public, le regard lointain et théâtral. « Oh bon sang, ça commence !, » dit le saxophoniste dans sa barbe.
« Et si on applaudissait ces garçons qui l’ont bien mérité, » dit-elle, comme elle est censée le faire. Pas d’applaudissement. Après un rire théâtral, elle essaye à nouveau. « Vous venez d’où ? Il y a quelqu’un qui est de New York ? » Silence. La foule est captivée - pas par elle, mais par un vidéo clip qui passe à la télé. Elle essaie encore. « Combien parmi vous sont amoureux ? » demande-t-elle étouffant un ricanement de petite fille. C’est vous qu’elle regarde, car vous êtes le seul à faire attention. Les musiciens vous regardent, eux aussi. « Tu n’es PAS de New York et tu n’es PAS amoureux, » disent leurs regards sombres.
« Pas très causants, hein, les mecs ? » demande-t-elle pour la forme, puis se tourne vers l’orchestre. « Bon, je crois qu’on devrait leur donner un sujet de conversation. » Elle fait un clin d’œil au sax qui manque de cracher. « Les copains, vous connaissez ’Summertime’ ? » On ressent un frisson collectif. « Quelle tonalité ? » demande le pianiste qui sait qu’elle ne saura pas répondre. Son vernis tombe momentanément ; elle est en difficulté. Elle ne s’est pas préparée pour la jam en s’entraînant ou en recherchant les bonnes tonalités, mais en achetant une nouvelle tenue et en se faisant coiffer.
Mais elle vient d’avoir une idée. Elle dit avec une nonchalance étudiée : « Tu sais bien, la tonalité normale. » Il y a un grognement collectif. « Normale ? » demande le pianiste. « Pas déca ? » Les autres embrayent. « Pas sans plomb ? » demande le saxophoniste. « Pas à la fraîcheur mentholée ? » demande le batteur. « Pas extra large ? » demande le tromboniste. « Pas la formule super-puissante avec de possibles effets secondaires comprenant nausées, maux de tête et sécheresse de la bouche ? » demande le bassiste. Tous se tournent vers lui et le dévisagent étonnés. Le trompettiste n’aurait pas dû partir si tôt. C’est trop comique.
Elle est maintenant au bord des larmes. Tout ce qu’elle peut faire, c’est commencer à chanter et elle atterrit à mi-chemin entre deux tonalités. « Charmant, » marmonne le pianiste. « Explorations de ’Summertime’ au quart de ton. Si mineur et demi. Do mineur moins. La rencontre de John Cage et de Liza Minelli, de Ravi Shankar et de Barbara Streisand. Bon, madame, je vais t’aider - excusez-moi, les mecs. Ce n’est pas parce que je suis brillant que je suis sans cœur. On y va en do mineur et voilà la note de la mélodie. Maintenant, chante, joue, ou fais ce que tu dois faire. »
L’orchestre les rejoint et elle se fraie un chemin à travers les deux choruses de la chanson. Sa voix est agréable, mais à peine discernable sous des inflexions aléatoires qui sont son « bagage jazz. » La fin de la mélodie approche. « S’IL TE PLAIT, PAS DE SCAT ! S’IL TE PLAIT, S’IL TE PLAIT ! » implorent en silence les musiciens. Elle scatte. Avec des shooby-doos, des pleurs perçants, des gémissements gutturaux, des torsions et des grimaces, des poses pour photographes. Elle sourit à l’orchestre, les invitant à ressentir l’esprit. Ils lui renvoient des regards vides. Finalement, le saxophoniste n’en peut plus. Il débute bruyamment un solo, en pointant son instrument vers elle. Le groupe se lance dans une improvisation de vingt minutes et la musique est bonne. Ils ont, une fois de plus, trouvé un ennemi commun. Il y a à nouveau de la joie, du chagrin et de la colère. Cette fois, ils ne sont pas en colère contre vous.
Le morceau se termine. Avant que quiconque ait pu faire un geste, la chanteuse se lance dans « Route 66. » De sa part, il s’agit d’une frappe préventive, d’une brillante manœuvre tactique. L’orchestre n’a pas d’autre choix que de l’accompagner - il est trop tard pour appeler le musicien suivant. Même leur plan de sortie de scène d’urgence - quitter la scène pour une pause prématurée - a été invalidé. Six musiciens écrasés par une chanteuse en une seule frappe chirurgicale sans bavures. Ayant gagné haut la main, elle assure le rôle du dictateur bénévole. Elle ne scatte pas. Elle exige que le public applaudisse chaque soliste.
T.C. : faites-le.
Les musiciens, tour à tour, prennent poliment leur solo. Un nouvel ordre mondial a été établi. Mais le régime ne durera pas longtemps. Comme tout leader soutenu par un nouveau pouvoir, elle se sent tenue d’en tester les limites. Elle plonge dans son sac et en sort l’arme secrète qu’elle a réservée précisément pour un tel moment. Une munition qui va exploser le mixeur, la télé, la caisse enregistreuse et les bobos rugissants et les réduire, abasourdis, au silence. Tous vont se lever stupéfaits. Elle sera, enfin, découverte. « Get your kicks, » hurle-t-elle, « on Route...Sixty... » Elle lance ses bras de côté, signifiant à l’orchestre avec une grande passion qu’elle seule s’occupe de tout à partir de là. Ca va être le mot « Six » et ça va durer très longtemps.
Sssssiiiii...(on vire carrément à l’histrion. Elle pose un genou à terre. Elle démarre dans le grave, puis sa voix commence une lente ascension, les yeux clos, le menton collé à la poitrine. Elle est penchée en avant, le décolleté généreusement dévoilé).
...ii...(sa voix atteint le milieu du registre, toujours en ascension, enrobée d’un vibrato ample. Elle se remet debout).
...iii...(elle approche le haut de son registre et commence une série de clichés de blues. Ses doigts gesticulent sur le micro comme si elle jouait d’un instrument - d’abord la trompette, puis le trombone, puis le saxophone. Elle n’a pas encore repris son souffle.)
...iiii...(comme elle atteint le sommet de sa tessiture, sa main libre commence à s’élever. Elle se prépare à atterrir surunenotequiva étonner tout le monde par sa puissance et sa beauté. Au moment même où elle l’atteindra, son doigt va...)
« Et m#@* ! » dit le sax. « On fait une pause. » Les musiciens sortent rapidement de scène. La chanteuse est toujours au sommet, dans un registre perçant de soprano, le doigt pointé hors de la scène, les yeux clos. Sentant qu’il y a du changement, elle jette un coup d’œil furtif, rapide d’abord, les yeux à peine ouverts, puis plus longtemps, les yeux exorbités. La vérité s’installe, dans toute son horreur. Un coup d’état catégorique et elle a été réduite à l’impuissance, ridiculisée. Elle s’arrête au milieu d’une note, s’effondrant soudain. Doucement, résignée, elle conclut « ...ix. »
Mais ça va - de toute façon, à part vous, personne n’écoutait. Et vous feriez mieux de ne pas applaudir, si vous voulez faire partie de...
La pause
Les musiciens maison sont assis au bar bondé. En réalité, deux sont assis et trois sont debout derrière, en plein milieu de la circulation. Il sont flanqués de chaque côté de bobos ivres. D’autres bobos ivres les percutent régulièrement par derrière.
En dépit de leur victoire, la bataille avec la chanteuse les a laissés dans une piètre condition. Ils ont ressenti la colère de l’univers du jazz. Leur capacité à souffrir a été testée et ils n’ont pas été à la hauteur. Ils se demandent pourquoi. La vie elle-même ne semble pas avoir de raison, une solution ne peut être trouvée dans les mots, seulement dans l’alcool.
Vous essayez d’aider. Vous expliquez que le mal doit exister dans le monde du jazz afin qu’ils puissent mieux apprécier le bien. Il faut savoir reconnaître les bénédictions. Par exemple, ce soir, il n’y a pas eu de violoniste ni d’accordéoniste. Nul harmoniciste n’est venu demander à jouer « Stormy Monday. » Nulle bière n’a été renversée sur le clavier. Et il y a encore tant de musique à jouer.
« Attends une minute, » dit le saxophoniste. « C’est pas toi le connard qui essayait de diriger la jam ? » Vous voyez son visage s’empourprer de colère. Il s’avance menaçant, quand un bobo lui tape sur l’épaule. « Excusez-moi. Vous êtes bien le saxophoniste ? » Le visage du sax s’illumine. On l’a reconnu. Il opine du chef. « Vous jouez souvent ici ? » demande le bobo. Le saxophoniste, empreint d’une humilité toute nouvelle, a un haussement d’épaules. Le bobo continue : « Bien. Parfait. Pouvez-vous me dire où sont les toilettes ? »
« AAAIIIIIIIEEEEEE ! » hurle le saxophoniste, chancelant sous le coup de cet idiot. Puis il balance son majeur en l’air vers le bobo en hurlant, « ICI, tas de ms% !* ! » Abasourdi, le bobo fixe le doigt en silence. Promptement, le tromboniste s’en mêle, se tordant les mains. « Les toilettes se trouvent ici, monsieur, » dit-il poliment. « J’espère que l’odeur de vomi ne vous dérange pas. Et, monsieur, si vous me permettez une question personnelle : est-ce que votre bien-aimée a ce qu’il faut dans l’éventualité où, Dieu nous en préserve, il vous arrivait quelque chose ? »
D’autres bobos observent le dialogue, mais ratent le doigt et le coup de l’assurance. Ils décident qu’il est acceptable de parler à des musiciens, en dépit de l’évidente différence de classe. D’autres s’approchent du groupe. « Eh les mecs, vous connaissez du Skynyrd ? » demande un homme d’affaires à catogan. Le guitariste regarde au loin, afin que ses yeux ne le trahissent pas. « Et du Kenny G ? » demande une femme bien habillée. Le pianiste et le batteur attrapent prestement le saxophoniste, l’empêchant de recourir à la violence. On demande aussi « Pennsylvania Polka, » « quelque chose sur lequel on puisse danser » et « vous ne pourriez pas laisser tourner le lecteur de CD ? »
De l’autre côté du bar, vous voyez le nouveau et la chanteuse en grande conversation. Vous allez les rejoindre pour vous présenter, mais ils ne vous remarquent même pas. Ils forment un groupe. Ils vont déterminer la tonalité de la chanteuse et enregistrer l’accompagnement sur un séquenceur. Une fausse batterie, une fausse basse, un faux orchestre, une tromperie numérique dernier cri. Et puis ils vont rechercher des concerts en duo. Ils vont commencer dans cette salle-même, en cherchant le propriétaire, lui offrant de jouer pour la moitié de ce que demande le groupe de ce soir. Ils ne sont plus traumatisés par leur humiliation scénique, ils veulent se venger. Justice doit être rendue.
Comme il n’y a pas de place pour vous dans leur conversation, vous retournez vers les musiciens locaux. Par coïncidence, le propriétaire est en train de leur parler. Plus précisément, il est en train d’hurler. Il a les deux bras autour des épaules de deux bimbos bobos ravalées, un verre dans une main, un cigare dans l’autre. Il hurle parce que le dernier set n’a duré que trente minutes et n’a comporté que deux morceaux. Il leur rappelle que les chanteuses sont bonnes pour le business et rendent bien sur scène. Il leur fait savoir qu’ils ne peuvent en aucun cas pousser des cris de hara kiri et lancer des majeurs aux bobos. Ils leur lance comme ultimatum que s’ils foirent encore une fois, il va trouver un duo avec séquenceur et économiser de l’argent. Puis il disparaît avec les filles de la Silicone Valley dans son bureau. Il doit examiner certains chiffres.
Soudain, ce gig pourri devient très important pour les six musiciens. Ils regardent fixement leurs verres, l’air abattu. Ils peuvent déjà imaginer l’espace vierge sur leurs calendriers tous les mardis. Ils peuvent déjà entendre le silence douloureux des téléphones qui ne sonnent plus ; on ne veut plus d’eux, on n’a plus besoin d’eux. Ca fait mal d’être rejeté, même si c’est de l’enfer bobo. Et maintenant, leur univers tourneboulé, ils voient enfin ce qui est bien chez l’autre : un saxophoniste si follement amoureux de la musique, un pianiste doué d’une intelligence harmonique peu commune, un batteur qui se jette tête la première dans l’instant musical, un bassiste qui, débarrassé de tout ego, assure la pulsation de base, un tromboniste qui lutte pour surmonter le handicap d’un instrument inutile. Il est sûr que cette équipe magique ne peut être défaite aussi facilement. Entre eux s’installe un silence inconfortable, les bruits du bar résonnent comme dans un mauvais rêve. Vous n’osez pas parler. Que pourriez-vous dire ?
Quelques minutes après, le propriétaire du club émerge de son bureau. Il est maintenant seul, toujours un verre à la main. Il a de nouvelles exigences : un début plus tôt dans la soirée, une tenue vestimentaire identique, un maximum de deux verres par musicien. Les musiciens continuent de fixer leurs verres en silence, ceux qui sont assis s’affaissent plus près du bar. Pendant ce temps, la chanteuse et le nouveau ont repéré le propriétaire. Ils font le tour du bar pour l’approcher par derrière. Ils lui tapent sur l’épaule pour attirer son attention, puis lui parlent doucement à l’oreille. Les musiciens n’ont pas besoin d’entendre de toute façon. Ils savent exactement ce qui se passe.
Puis le proprio entraîne la chanteuse et le nouveau dans le groupe. Il est temps de discuter. « Bon, » dit-il à l’orchestre. « Pouvez-vous me donner une seule bonne raison pour laquelle je n’engagerais pas ce duo mardi prochain ? » L’orchestre se tait. « Bon, d’accord. » Il se tourne vers le duo, triomphal. « Donnez-moi une raison ou deux pour lesquelles j’aurais envie d’essayer quelque chose de différent. » Il s’amuse. Il monte les musiciens les uns contre les autres, chapitre un du manuel du propriétaire de club. Il puise dans l’inconscient collectif des propriétaires de clubs, le ventre sordide de l’univers du jazz. Il tire sa force du karma mauvais et impressionnant des propriétaires de clubs autour du monde et au travers du temps. Le dédain pour les musiciens suinte par tous ses pores.
Mais il a sous-estimé le lien sacré qui unit tous les artistes de jazz, même ceux momentanément aveuglés par la vengeance. La chanteuse et le nouveau restent bouche cousue et refusent de parler. Le propriétaire commence à s’irriter. « Allez vous deux, » dit-il. « La même m% !* que vous m’avez dite à l’oreille il y a deux minutes. Quelle différence ? » Mais ils restent silencieux et le propriétaire s’énerve. Il se tourne soudain vers vous. « Vous, » dit-il. « Vous décidez, vous, l’observateur impartial. Vous qui tenez sérieusement cette merde de « Guide de la jam session ». Vous allez me dire qui je dois engager la semaine prochaine. »
Vous feuilletez le guide frénétiquement et vous réalisez que cette section est encore en cours de rédaction. Il est temps de prendre les rênes, de puiser dans vos ressources et d’improviser. Vous regardez les musiciens locaux, ils fixent toujours leurs verres en silence. Pas question, ils ont merdé. Ils se sont montrés de manière flagrante impolis envers le nouveau et la chanteuse. Il n’y a pas cinq minutes, le saxophoniste vous a presque envoyé son poing à la figure. Aucun public ne les appréciera jamais un jour. Mais ils aiment vraiment la musique, ça vous en êtes sûr. Et ils ont besoin de ce boulot.
Vous vous tournez vers la chanteuse et le nouveau. Ils ne sont venus dans le club que pour faire de la musique. Ils ont fait de leur mieux et n’ont reçu en retour que moqueries et dédain. Mais maintenant ils essaient de casser les prix de l’orchestre et de lui voler son concert. Ils veulent polluer l’air déjà irrespirable avec une Muzak cancérigène.
Vous avez besoin de conseils. Que diraient Macha Béranger ou Mireille Dumas ? Que ferait Jésus ? Mais malheureusement, l’aide ne vient pas spontanément ; pas des personnalités de la radio, ni des guides spirituels.
T.C. : ne me regarde pas, tu es tout seul, mon pote.
Vous retournez la situation dans tous les sens. Votre regard se porte du propriétaire aux six musiciens, puis au duo. Le propriétaire est furieux, il vous lance des éclairs, tous les musiciens évitent votre regard, fixant leur verre, leurs chaussures ou le sol puant et poisseux.
Vous réalisez alors que ce n’est pas un combat musicien contre musicien, mais musicien contre propriétaire, artiste contre homme d’affaires cynique, l’art contre le commerce. Et cela va même plus loin, une représentation de la plus grand bataille d’archétypes : l’employé opprimé contre l’employeur affameur, Tiny Tim (sans ukulélé) contre Scrooge, le prolétariat contre la bourgeoisie. Un choix s’impose à vous.
Vous regardez le patron dans les yeux « Monsieur, vous êtes NUL, » dites-vous d’un air dramatique. Vous vous frayez rapidement un chemin vers la scène, attrapez le micro qui porte encore les traces du rouges à lèvres de la chanteuse. « J’ai dit, VOUS ETES NUL ! » hurlez-vous dans la sono. Le silence s’abat sur les bobos. Le barman éteint le mixeur, quelqu’un arrête le lecteur de CD. Vous pointez le propriétaire du doigt et répétez, plus doucement, « Il est nul. »
Les bobos ricanent. On applaudit, d’abord de façon polie, puis c’est une franche ovation. Ils ont décidé que cela devait être un happening. Mais on a compris, et c’est génial. Confiant, vous retournez vers les musiciens, plaquez deux billets de vingt sur le bar et dites « A boire pour tout le monde. Sauf LUI. » Vous pointez un doigt accusateur vers le propriétaire. Puis vous vous dirigez vers la sortie.
Vous vous sentez bien. Vous avez beaucoup appris sur les jam sessions cette nuit. Vous avez aussi, d’une seule main, déminé une situation explosive, et avec flair. Et on ne vous oubliera pas de sitôt. Jetant un regard par dessus votre épaule, vous voyez des bobos se rendant en masse vers la scène pour participer à cette nouvelle forme d’art. Un homme d’affaires d’âge moyen est au micro et désigne du doigt un de ses associés au fond de la salle. « Va te faire f% !*, » beugle-t-il, générant rires et applaudissements. Il passe le micro à une jeune femme élancée qui pointe son doigt vers un jeune homme bovin près du bar. « Lèche-moi le CUL, » gazouille-t-elle. C’est la folie dans la salle. La queue pour parler dans le micro grandit, formée de bobos avides de s’exprimer. Pendant ce temps, le groupe local est revenu subrepticement sur scène. Ils accompagnent et commentent à la fois cette situation surréaliste avec des beurps, des cris et des pets librement improvisés.
L’image finale que vous gardez de cette soirée, alors que la porte se referme derrière vous, est celle d’un critique assis à côté de la scène. Il prend des notes furieusement, euphorique d’assister à la naissance de la prochaine « New Thing. » Il va louer la « spontanéité collective » des bobos, noter leur « intégration quasi-ellingtonienne de voix individuelles dans un tissu collectif. » Il fera des parallèles entre votre création et le travail d’avant-garde des années 60, la décrivant comme « Ornette Coleman rencontre Laurie Anderson dans un cadre révisionniste pour le nouveau millénaire. » Il notera une « nouvelle dynamique redéfinissant le public comme musicien et le musicien comme public. » Il vantera les « éléments textuels directs et puissants. » Il vous citera comme un « sculpteur du paradigme humain interactif, mu par le génie, venu là par hasard. »
Votre place dans l’histoire de la musique est assurée.
T.C. : besoin d’un manager ? Essayez l’annuaire de l’Union des Musiciens de Jazz, section « Trombones »...
Jam session ?? |
1/8 |
13/06/2010 à 20:07 |
C'est long ton truc, sacré humour ses musiciens :m
Jam session ?? |
2/8 |
13/06/2010 à 20:46 |
Mouarf j'ai quasi tout lu c'est assez drôle.
Je retiendrai ceci : « La basse : les bassistes ne sont pas très intelligents. »
Jam session ?? |
3/8 |
13/06/2010 à 21:47 |
"
La basse : les bassistes ne sont pas très intelligents. Les meilleurs bassistes s’adaptent à leurs limitations en jouant des lignes simples et en prenant rarement des solos. Durant les meilleurs moments musicaux, un bassiste tirera sur ses cordes et grognera comme un animal. Les bassistes sont baraqués, ont des mains comme des battoirs et se penchent toujours de façon maladroite. Si vous parlez au bassiste pendant la pause, vous ne saurez pas dire s’il vous écoute ou pas.
"
HUMPF !!!!
je suis révolté
Jam session ?? |
4/8 |
14/06/2010 à 13:45 |
j'aime beaucoup, merci pour ça ^^
Jam session ?? |
5/8 |
14/06/2010 à 13:53 |
C'est trop long :/
Jam session ?? |
6/8 |
14/06/2010 à 13:59 |
Le truc des bassistes m'a bien fait rire.
Le pire c'est qu'ils représentent la partie rythmique du groupe, surtout dans le Jazz. Ils doivent être révoltés.
Jam session ?? |
7/8 |
14/06/2010 à 14:01 |
Enfait je pense (et j'espère) que le texte est décalé, ironique.
Jam session ?? |
8/8 |
15/06/2010 à 17:44 |
OhMaGad. a écrit :
Le truc des bassistes m'a bien fait rire.
Le pire c'est qu'ils représentent la partie rythmique du groupe, surtout dans le Jazz. Ils doivent être révoltés.
on est révoltés ^^
enfin, gentiment !