Les chiffres lumineux du réveil-briseur-de-rêves affichent 04h15 du matin. Ces numéros éveillent en moi le souvenir tiré d'un livre, mais lequel ? où l'auteur prétendait que 04h15 du matin est une heure magique. Les derniers fêtards sont allés décuver, les premiers travailleurs ne sont pas encore levés. Où ai-je bien pu lire ça ?
L'Empire des Anges, de Bernard Werber. Je me souviens... Mon écrivain préféré, lorsque j'avais dix ans.
Une étrange intuition me saisit. Je rejette les draps trempés de sueur, enfile le poncho bleu marine qui me sert de robe de chambre, et me dirige vers la porte d'une démarche hésitante. Pénètre dans le couloir, en prenant bien garde à fermer la porte et à ne pas faire craquer le parquet.
Lentement, je franchis les escaliers, marche après marche, avec la sensation d'être observée.
Le salon est baigné de la clarté stellaire. Au premier abord, il ne s'y trouve rien d'anormal. Mais lorsque mes yeux s'habituent à l'obscurité ambiante, je décele soudain une petite silhouette nichée dans un fauteuil.
Je m'approche peu à peu, incertaine de désirer savoir de quoi il s'agit. Je crois que je le sais déjà, que je l'ai toujours su.
C'est une môme de six ans dont le visage cerné de boucles brunes est enfoui entre les petites menottes. Je ne suis plus qu'à quelques centimètres lorsqu'elle lève les yeux. Son regard brun souillé de larmes se pose sur moi, et elle esquisse un sourire.
J'amorce un mouvement de recul en reconnaissant soudain la petite fille. C'est moi. Moi, dix ans auparavant.
- N'aie pas peur, murmure la fillette. Je ne vais pas te faire du mal.
Ces mots si incongrus entre les lèvres d'une gamine aussi jeune m'emplissent d'effroi, mais je ne bouge pas. Trop curieuse.
L'enfant se lève et me prend par la main. Elle est vêtue d'une longue jupe violette, que je reconnais comme mon vêtement fétiche lorsque j'étais petite.
- Tu porte un pantalon, fait-elle remarquer d'une voix boudeuse, comme si elle lisait dans mes pensées. C'est pour les garçons, les pantalons.
Je m'entends alors chuchoter, comme dans un rêve :
- Pourquoi es-tu revenue ?
La petite fille part d'un grand éclat de rire, lâche ma main et s'enfuit en courant. J'hésite une demi-seconde avant de la poursuivre dans le couloir, et la voit avec stupéfaction passer à travers la porte, comme si elle n'était pas constituée de chair et d'os.
Six ans, âge des premières larmes véritables, âge de chagrin et de deuil, âge d'une enfance passée trop vite.
J'ouvre la porte à la volée. Elle donne sur la rue. Au milieu de la route, ce n'est pas une mais deux petites filles qui dansent pieds nus sur l'asphalte. A la différence que la nouvelle apparition ne porte pas de jupe ; elle est plus grande, moins joufflue, a des cheveux plus courts et un début de poitrine presque imperceptible.
C'est à la gavroche vissée sur sa tête crépue que je reconnais l'enfant que j'étais à dix ans.
Les petites filles me voient, rient et s'enfuient en courant. Le temps de me remettre de ma surprise et je les poursuis, pieds nus moi aussi sur le bitume. Quel spectacle nous devons offrir, toutes les trois ! Mais il est 04h15 du matin et nulle âme dans les rues pour nous observer.
Notre course de quelques minutes nous entraîne jusqu'au parc Manillier, où les enfants disparaissent dans les tuileries du vieux moulin, où j'avais l'habitude de jouer plus jeune. Je commence à m'essouffler, et un point de côté me vrille la hanche, mais je ne vais pas laisser mes souvenirs et mon enfance m'échapper ainsi !
J'escalade les ruines du moulin et me perche sur une poutre instable, en face des deux fantômes du passé.
- Est-ce que vous allez m'expliquer, maintenant ?
Les enfants échangent un coup d'oeil complice.
- Tu as changé, Cloé, tu n'es plus comme nous, soupire Dix-Ans en me détaillant longuement.
- Oui, où sont tes jupes qui volaient dans le vent ? renchérit Six-Ans.
Dix-Ans la foudroie immédiatement du regard :
- Je t'ai dit qu'on a abandonné la féminité ! C'est moche, les jupes, les filles c'est vulnérables, je préfère les garçons.
- Oui mais les jupes, c'est merveilleusement beau, rétorque Six-Ans avec émotion.
Je me prend la tête entre les mains, alors que les souvenirs m'assaillent. Du coin de l'oeil, je vois Six-Ans disparaître, comme aspirée par le vent.
Dix ans. Dix ans et peur de rien. Garçon manqué : les filles, ça pleure tout le temps. Les garçons, c'est cool.
Une tranche de vie au CM2, jouer dans la rue aux filles attrapent les garçons, aux billes, à l'élastique, au loup, embrasser un garçon sur un arbre pour faire comme les grands, jouer, embrasser un autre garçon sous le même arbre, à qui viendrait l'idée de traiter de pute une enfant de dix ans ?
Escalader le vieux moulin, s'écorcher les genoux, apprendre sa leçon de grammaire, froncer les sourcils à une blague raciste, embrasser encore un garçon différent, l'appeler "mon amoureux", aller à l'école, prendre le car pour rentrer, se réfugier dans l'abricotier du jardin et lire Bernard Werber parce que ça crie à la maison, rentrer gelée.
Et ainsi de suite.
ça tourne, ça tourne !
Dix ans, l'âge d'or. Dix ans, âge des dernières insouciances, des amoureux secrets, des maîtresses à l'école. Dix ans, où nul ne se soucie de son apparence, où nulle fille ne s'épile, où nul garçon ne se soucie vraiment de la taille de son engin, où nul n'à à se soucier des problèmes de la puberté. Dix ans, où l'amour et la vie sont simples comme un roman.
Dix ans, ou le bonheur retrouvé.
Je reprends conscience, m'attendant vaguement à me trouver dans mon lit, à ce que rien ne soit réel. Mais je suis toujours là, à côté de mon alter ego qui sourit vaguement.
- Tu te souviens ? Tu avais dix ans. C'était beau la vie, non ? Ta seule peur, c'était les araignées. Tu vivais au jour le jour sans attendre le lendemain.
Et soudain, sa voix enfle jusqu'à emplir tout le vieux-moulin :
- ET MAINTENANT, HEIN ? MAINTENANT ! REGARDE-TOI MA VIEILLE, REGARDE CE QUE TU ES DEVENUE !
D'un bond leste, elle se laisse tomber sur le sol. Elle me jette un dernier regard où la compassion se mêle à la colère.
- Il n'y aura plus d'aube heureuses.
04h15 du matin, heure magique des grandes métamorphoses.
Je ne peux pas fermer l'oeil.
Que reste-t-il de l'époque de nos dix ans ?
Six ans seulement se sont écoulés, et voilà que j'aimerais pouvoir saisir les aiguilles de la grande horloge du temps, et remettre le compteur à zéro.
Elle avait raison. J'avais raison ?
Il n'y aura plus d'aube heureuse.
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
1/15 |
12/03/2008 à 23:26 |
J'ai beaucoup aimé, mais à l'heure qu'il est j'aurais du mal à être constructive.
Alors j'expliquerai peut-être mieux mon enthousiasme demain. =)
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
2/15 |
13/03/2008 à 18:44 |
J'aime beaucoup, je trouve ça vraiment superbe...
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
3/15 |
13/03/2008 à 18:51 |
Wah, c'est génial ! C'est spécial, mais je trouve l'idée vraiment très bonne !
Bravo !
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
4/15 |
13/03/2008 à 18:54 |
ET MAINTENANT a écrit :
J'aime beaucoup, je trouve ça vraiment superbe...
Je suis d'accord.
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
5/15 |
13/03/2008 à 19:07 |
Pas mal. :]
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
6/15 |
13/03/2008 à 20:03 |
C'est top
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
7/15 |
13/03/2008 à 21:00 |
J'ai A-DO-RÉ ! Sérieux waouh =) Bien trouvé l'idée
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
8/15 |
14/03/2008 à 14:21 |
Merci à toutes
Je précise que cette idée m'est venue d'une Bande Dessinée dont le nom ne me revient plus, où deux enfants de dix ans ont découvert un calice rempli d'un liquide étrange. Lorsqu'ils renversent le liquide sur le sol, une porte émeraude se crée, et lorsqu'ils la franchissent, le temps n'a plus de prise sur eux. Durant tout le temps où ils sont de l'autre côté, quoi qu'ils puissent faire, le temps se déroule normalement pour les autres alors qu'il ne les atteint pas. Ce n'est qu'une fois qu'ils retraversent la porte que le temps reprend son cours normal. Finalement, la petite fille décide de grandir et de ne plus emprunter le passage, alors que le petit garçon choisit de rester éternellement jeune. La fillette est devenue une grand-mère, l'enfant reste un enfant de dix ans.
Sous ses côtés naïfs, cette BD est emplie d'obscurité et de désillusions. C'est ce qui m'a inspirée pour écrire cette nouvelle.
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
9/15 |
16/03/2008 à 23:48 |
Pas d'autre avis ?
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
10/15 |
17/03/2008 à 16:11 |
Si, le mien.
Qui se ralliera aux précédents : magnifique. L'idée est très bien exploitée et on se prend vite aux actions. Ça fait rêver et peur à la fois.
J'aime.
Am Stram Gram.
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
11/15 |
24/03/2008 à 19:20 |
wow
très bien exploiter ton idée ! enfin quelque chose de différent a lire que : Je me suis retourner et jai vu un chat! .. lol vraiment tres bon
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
12/15 |
24/03/2008 à 20:46 |
Ma-gni-fi-que.
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
13/15 |
26/03/2008 à 16:51 |
C'est vraiment trop bien et je suis vraiment jalouse de ce texte
Quant j'ai vu sur les sites les commentaires que tu laisse etc et que j'ai vaguement vu "Dix ans peur de rien ! (nouvelle ) Antigone_
Je me suis dit faut que je le lise absolument,sa va être super...
Et je ne me suis pas trompée.
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
14/15 |
27/03/2008 à 22:25 |
Comme c'est gentil
Dix ans peur de rien ! (nouvelle) |
15/15 |
29/03/2008 à 15:47 |
trés émouvant!
j'aime sincérement