15.08.12
Il y a dans le fait d'écrire la preuve d'une assurance personnelle qui commence à me manquer. L'assurance qu'on a quelque chose à dire et surtout que quelque chose peut être dit - l'assurance que ce qu'on sent et ce qu'on est vaut comme exemple - l'assurance qu'on est irremplaçable et que l'on n'est pas lâche. C'est tout cela que je perds et je commence à imaginer le moment où je n'écrirai plus.
Albert Camus – Carnets II.
Tu n'as jamais connu Shanghai, ni Kleist, ni les grands obliques, ni Hegel, encore moins la Patagonie et pas du tout Nietzsche, ce grand type hâbleur dont on parle en buvant du cognac. Mon Dieu, qu'un petit Français est désarmé dans la vie !
Roger Nimier - Le Hussard Bleu.
Je n'arrête pas de dire que je n'écris pas en ce moment. Je veux dire par là que je n'écris pas « vraiment ». Ce texte que j'écris n'est pas vraiment de l'écriture, c'est simplement une sorte de journal extime.
J'ai finalement assez peu écrit. Les textes que j'ai écrit, que j'ai véritablement écrit, je crois que je m'en souviendrais toute ma vie. Il y a ce texte écrit la nuit du 4 novembre 2008 avant l'élection de Barrack Obama, le texte sur la blogosphère et celui sur les cours de maths écrits en 2007 ; le texte sur ma petite enfance, écrit sur une terrasse en été tout en discutant avec Guillaume ; le texte inspiré de Lolita, le texte sur les récréations, le récit nommé Ma dernière Révérence, le texte sur la figure de la rock-star, le texte inspiré de Pina Bausch, le texte sur la conteuse d'histoire, le texte sur la perversion, le texte sur le poète maudit, le texte sur l'été 2011, le texte sur la rentrée en deuxième année de Lettres Modernes... et quelques autres encore.
Tous ces textes furent des rencontres au sens le plus noble du terme. Des grands moments, de grands instants. Il y a des textes que je peux trouver ridicule aujourd'hui, mais je sais malgré tout qu'ils étaient grandioses au moment où ils furent écrits. Mes meilleurs souvenirs sont incontestablement les textes écrits dans une forme de joie et d'exaltation. Une impression d'avoir trouvé sa vérité. Je me souviens de nuits merveilleuses où je ne pouvais pas trouver le sommeil, où je ne cessais de noter des idées sur une feuille à côté de mon lit ; des nuits entières où je pleurais presque d'avoir trouvé quelque chose de fantastique, quelque chose de vrai. Plénitude absolue. Et des journées entières à écrire, à ne faire que cela, à écrire le texte révélé, sans jamais éprouver la moindre once d'ennui ou de fatigue physique et mentale ; simplement se mettre à la tâche dans une incroyable énergie : écrire, écrire, l'écrire. Souvent je me suis dis : « C'est la meilleure chose que j'ai jamais écrite ». Dans ces moments-là tout était parfait. Le monde était parfait et ma condition était un délice.
J'ai fait aussi de belles rencontres humaines au cours de ma vie. Mais y a-t-il une seule personne au monde qui su m'émouvoir aussi puissamment que l'écriture de certains textes ?
Je me souviens, je me souviens des Etats-Unis, je me souviens de l'Australie.
« Partir » : ce mot a rythmé toute ma jeunesse et demeure encore solidement dans mes veines. Un voyage rend ivre. Et peut-être est-ce dans l'ivresse du partir que l'on éprouve le plus profondément les rencontres.
Alexandre. Un mètre quatre vingt dix-sept, je m'en souviens. Je m'en souviens, je me souviens de tout. Ce jour-là j'étais le vilain petit canard, j'étais le vilain petit canard dans ce camping new-yorkais. Kimberlay ne voulait pas de moi dans sa tente ; c'était une trop grande princesse, Kimberlay. Et lui, il était là. Il était là par hasard, il était là pour rien. Je ne le connaissais pas, il ne me connaissait pas. J'ai été accueillie dans cette tente que nous allions devoir partager durant vingt-quatre autres jours à venir. Il pleuvait cette nuit-là, il y avait de l'orage, j'avais peur. Il fallait pas s'en faire, me disait-il. Il me parlait de l'infime probabilité pour que la foudre s'abatte sur notre tente. Peut-être est-elle tombée sans que j'y fasse attention.
La vaisselle. Une des premières fois de ma vie que je faisais la vaisselle. Des étoiles dans le ciel, de l'eau qui coule d'un robinet, de l'herbe fraîche sous nos pieds. Les assiettes, les couverts, les casseroles, les verres. Il est là, je suis là. Nous faisons la vaisselle à l'écart de tous. Silence.
Et puis des mots. Des mots dans la fraîcheur du soir. Des mots qui viennent rompre cet éclatant silence.
Quels mots ? Je ne m'en souviens plus très bien. Mais dans ces mots là il y avait l'immensité du monde, il y avait la vie, il y avait le ciel. Rien n'est plus inexplicable qu'une rencontre, que les quelques premières minutes d'une rencontre. Je peux vous dire que ce jour-là j'ai rencontré Alexandre Billaudel, et que j'ai su que je l'avais vraiment rencontré.
J'ai connu Alexandre. Je l'ai connu véritablement. Un temps court, peut-être trop court ou peut-être juste ce qu'il fallait. Je l'ai connu et je me souviens. Une rencontre, une vraie forte rencontre, ce n'est peut-être que cela : on se souvient de tout, on se souvient de toutes les émotions. Le flou est une injure.
Chaque seconde de notre vie devrait être ancrée à jamais dans notre mémoire.
La vaisselle, et puis tout le reste. Ces conversations tard dans la nuit, si précieuses. Cet oreiller qu'il lançait en dehors de la tente juste pour m'embêter, et moi qui ressortait sans cesse pour aller le chercher. La musique de Scorpions qu'on écoutait sur son baladeur. Les rires. Le « on garde contact après le voyage ». Le « j'ai rarement rencontré quelqu'un comme toi ». Le jeu où il ne faut pas cligner des yeux, à Los Angeles. Les pleurs. La dispute. Les nuits sous les étoiles, les massages. Toutes ces choses qui n'appartiennent qu'à moi et qui n'ont aucun sens pour le reste de l'humanité.
Et puis l'au revoir. Ou plutôt l'adieu. C'était comme ça, c'était fini, on ne se reverrait pas, on ne se reverrait plus. Peut-être est-ce le prix à payer pour les rencontres formidables. Peut-être est-ce ce qui fait le plus grand de leur charme. Telle une rose qui s'éteint ou un papillon qui se meurt : la promptitude de leur finitude, l'éternité de leur souvenir.
Il est parti sans se retourner. Il était comme ça, Alexandre. Un vagabond. Un scout.
Et le pari, le pari qu'on avait fait. Ce dessin qui devait avoir un sens. Jamais je ne l'ai vu. Jamais. Et cette lettre envoyée de Shanghai, l'année dernière, comme ça, pour rien, pour tout. Simplement te dire, simplement que tu saches, une année plus tard, avec le recul. Que tu saches que le 5 août 2010 j'avais rencontré quelqu'un, qu'il est tellement rare de rencontrer quelqu'un, et que ce jour-là je t'avais quand même rencontré.
Et Sophie. Même affaire, même histoire. Sophie mon amour, mon petit amour, mon petit wombat chevelu. C'était en octobre 2009, à Sydney. Ce jour-là, nous étions sur le toit de l'Aloysius College pour la réception de bienvenue. Moi j'étais là, errante, ne sachant trop vers qui me tourner. Seule, trop seule, désespérément seule. Et puis elle était là. Elle était là, elle aussi, par hasard, pour rien. Nous avons parlé. Rien de pétillant dans cette conversation, rien du tout. Elle était jolie, elle était gentille, c'était tout. Cela me suffisait largement.
Et puis, et puis quoi ? Je ne sais pas. Quelque chose. Son sourire, sa voix, sa conversation. Et puis peu à peu, des confidences. L'amie, la vraie. Ses complexes, sa folie, son rire, son bras que je tenais, puis sa main. Je me souviens. Je me souviens de cette randonnée horrible où elle me tirait pour que j'arrive à la fin. Je me souviens de ce satané sac de graine que nous nous passions et que personne ne voulait. Son commentaire que j'attendais chaque soir sur mon blog et qui retraçait nos journées. L'autruche que nous appelions « la folle », les baignades qu'elle ne voulait pas faire mais que nous faisions quand même, le « what do you think about me ? » à demander à nos correspondants, le « tu nous reconnaîtras maintenant à Saint-Jo ! ». Et ceci, et cela. Le petit déjeuner dans le TGV Paris-Avignon, les trois croissants. Je m'en souviens, je n'ai rien oublié, tout est là, les croissants sont encore chauds, le chocolat aussi.
L'après. Il y eut l'après. L'après qui ne fut que plus fort. « Le monde est à nous, ma petite sœur ! ». Oui. Oui le monde était à nous. Le monde était à elle et moi.
A Saint-Jo, un seul objectif lors de mes récréations : être avec elle. Elle était le repère, elle était le sourire quotidien dans une routine bien trop triste. Même sans mots, même sans parler, elle était là et ça me suffisait, ça me suffisait largement. Je la regardais vivre, parler avec les autres, et ça me suffisait.
La ville. La ville elle et moi. Ce parfum que nous avions fait pour moi. Toi et moi dans le magasin Claire's, toi regardant les objets, moi te regardant en pensant que tu es magnifique et que je suis heureuse de ce moment-là, simplement heureuse que tu sois là. Les photos dans ce miroir, chez moi, dans ce grand miroir. Ce regard, nos regards. « On dirait deux sœurs ! », nous avait-on dit. Ta main dans ma main, cette fête atroce où ton correspondant avait failli mourir. Le gars qui grogne, tu voulais me le faire rencontrer, tu voulais que je me lève à sept heures le matin pour aller voir ton foutu « gars qui grogne ». J'y serai allé, je l'aurais fait, juste pour être avec toi. Tant de rires avec elle. Des larmes parfois. Mais de la vie, ô combien de la vie.
Ses complexes idiots, ses obsessions. Nos mains qui se frappent l'une contre l'autre pendant que nos mamans discutent ensemble. Je te regardais, j'avais le monde à mes pieds. Tout était possible, tout était enfin possible. Dans ma chambre sur mon tapis nous nous prenions dans nos bras et nous riions simplement. Folles, simplement folles.
Joie des débuts. Notre folie, les vieux messieurs dont tu me parlais bizarrement. Lolita que tu m'avais offert, Lolita que je t'avais offert en retour. Sophie, mon péché, mon âme. Le film que nous avions regardé chez toi alors même que tu cherchais à être aimée d'un garçon.
Joie des débuts, ivresse des débuts. Nous irions en Patagonie ensemble, nous ferions une collocation, nous ferions ceci, et cela, et puis cela aussi. Tu es la préférée, je suis la préférée. Et ton journal intime que tu m'avais fait lire, et l'Elégance du Laideron. Mais tu étais belle, tu étais si belle !
Et ceci, et cela. Et cette fin, cette jolie fin d'année où heureuse je t'annonçais que j'étais cinquième de ma classe. Les bals, les deux bals où t'emmener était une épreuve toujours réussie. Main dans la main nous dansions, ma robe jaune et ta robe bleue, ma robe rose et ta robe noire, jolies, mignonnes, candides. Je me souviens. Je suis cinquième et toi tu es deuxième, et nous sommes là dans cette cour, c'est la fin de l'année et je t'aime plus que tout ma sœur. Je t'aime plus que tout.
C'est peut-être avec cette idée-là que je l'ai quittée, et c'est peut-être cette idée-là que le temps ne cesse de faire grandir. Elle est partie, comme ça, sans me dire au revoir. Mais va ma Sophie, va, je ne te retiens pas, je ne te retiens plus, je t'aime et c'est tout, et c'est tout.
Un an sans la revoir, pensant à elle parfois, idéalisant peut-être cette amitié. Et un an après, un mois avant de mettre les voiles pour Shanghai, j'ai entr'aperçu son visage. Tu n'as pas changé ma Sophie, tu es belle, tes anglaises sont parfaites. Quelques mots et puis plus rien, simplement le vide ; tu ne m'aimes pas, tu ne m'aimes plus, que sais-je, tu m'as oubliée et moi je t'aime, je t'aime parce que c'est toi, parce que c'est moi ; je t'aime parce que l'homme qui grogne, parce que ton satané sac de graine, parce que la folle je l'aime aussi, parce que ce kangourou que tu as câliné, parce que les larmes que j'ai versées pour toi, parce que cette photo que j'ai prise de toi avec cette perruque blonde qu'on avait acheté pour toi, parce que Andrew, parce que Patrick, parce que tout ça c'est toi et parce que j'aime tout ça.
Et plus jamais je ne l'ai revue. Un an après le bal, après ce bal en robe rose et toi en robe noire, je lui ai écrit. Un mois avant cette lettre écrite à Alexandre Billaudel, je lui ai écrit, j'ai écrit à Sophie Charoy. Il fallait qu'elle sache, elle aussi, il fallait qu'elle sache que je l'ai rencontrée, que je l'ai connue, que quelque chose au fond de moi l'aimera toujours. Qu'ai-je écrit, je ne sais plus. Pas assez beau pour que je m'en souvienne. Peut-être ne lui ai-je pas vraiment écrit, peut-être suis-je passé à côté des mots, peut-être serait-il bon de lui réécrire pour qu'elle comprenne j'aime toi, juste qu'elle sache, qu'elle sache simplement j'aime toi.
« Je voulais juste te dire que tu es quelqu'un de formidable ». J'ai écrit cela dans la lettre de Shanghai à Alexandre Billaudel. Tout était dit et je n'attendais aucune réponse. Je n'ai eu aucune réponse. Je ne sais plus rien d'Alexandre Billaudel, je ne sais plus rien de Sophie Charoy. A la lettre d'un mois avant Shanghai, Sophie Charoy n'a pas répondu. Elle n'a pas répondu et il n'y avait peut-être rien à répondre. Mais peut-être n'ai-je pas écrit assez fort, peut-être n'a-t-elle pas compris que je voulais juste lui dire qu'elle était quelqu'un de formidable. Je veux qu'elle l'entende, je veux seulement qu'elle l'entende et qu'elle le sache. Je veux qu'ils le sachent.
Qu'ils sachent qu'une rencontre est un évènement.
Qu'ils sachent qu'ils furent dans ma vie de très grands évènements.
Ode aux rencontres formidables. |
1/5 |
01/10/2012 à 22:35 |
c'est pas mal...
Tu as du t'amuser à tout écrire par contre... ouf
Ode aux rencontres formidables. |
2/5 |
01/10/2012 à 22:38 |
A vrai dire, le texte n'est pas entier ici. ^^
Ode aux rencontres formidables. |
3/5 |
01/10/2012 à 22:39 |
Capricorne a écrit :
c'est pas mal...
Tu as du t'amuser à tout écrire par contre... ouf
Bah en même temps ceux qui postent dans Création & Littérature prennent en général plaisir à écrire... Enfin, à moins qu'ils soient masos ces gens là !
Ode aux rencontres formidables. |
4/5 |
01/10/2012 à 22:42 |
Sabwabwa a écrit :
Capricorne a écrit :
c'est pas mal...
Tu as du t'amuser à tout écrire par contre... ouf
Bah en même temps ceux qui postent dans Création & Littérature prennent en général plaisir à écrire... Enfin, à moins qu'ils soient masos ces gens là !
Je dirais plutôt qu'ils sont sadiques en général, ils cherchent à nous faire du mal.
Ode aux rencontres formidables. |
5/5 |
02/10/2012 à 06:48 |
Sabwabwa a écrit :
Capricorne a écrit :
c'est pas mal...
Tu as du t'amuser à tout écrire par contre... ouf
Bah en même temps ceux qui postent dans Création & Littérature prennent en général plaisir à écrire... Enfin, à moins qu'ils soient masos ces gens là !
Je suis parfaitement d'accord avec toi.
C'est juste que moi je pourrais pas faire ça pendant des heures.