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OuaisBof | [Conte de Noel]: Reviens, papa | 2 | 12/02/05 à 15:08 |
Il manque quelqu’un à cette table !
« Commençons sans lui, il ne va pas tarder : il est parti au distributeur de cigarettes ! »
Ma mère, grande belle femme de la « haute » semble exaspérée… A peine inquiète… Je discerne sous ses années de lifting, cette petite ride qui se plie et se déplie quand elle est énervée. Elle aime que tout soit propre, que tout aille comme elle désire. Son leitmotiv ? Marche ou crève… Enfin, dans la « haute », on dit « Ma vie est un exemple : suivez-le ! ».
Elle est habillée comme elle s’habille tous les jours : tailleur chic, son énorme chaîne en or, ses douze bagues ornant ses doigts manucurés du matin au soir et une espèce de foulard en soie rose, enroulé délicatement autour de son cou, un pan pendant le long de son épaule sveltes. A ses pieds, on distingue sa paire de chaussures de soirée : des hauts talons lui faisant gagner quasiment dix centimètres dans lesquels elle a glissé ses bas.
Elle se force à sourire aux invités : tous sont millionnaires ou presque…
C’est un réveillon de la « haute » ou presque…
La table ronde brille autant que l’énorme sapin posé à côté de la fenêtre. Douze couverts y sont dressés mais il n’y a que onze personnes à table. Trois assiettes par personne, quatre verres en cristal, deux couteaux, trois fourchettes, un rond de serviette et une serviette brodée aux initiales de l’invité… J’ai mal à la tête : je n’ai que six ans et déjà je hais la « haute ».
Mon père est quelqu’un de plus simple : l’histoire de mes parents ressemble à ces contes de fées où le riche épouse le pauvre… sauf que la fin est différente… Ils n’ont eu qu’un enfant et ne semblent pas heureux.
« Bon, on commence, il ne devrait vraiment pas tarder ! »
Je regarde ma mère, lui jetant un œil comme pour la supplier d’attendre encore un peu. Elle m’ignore, elle parle de diamants, de politique tout en savourant ces escargots qui me dégoûtent tant !
Où es-tu, Papa ? Reviens !
Je ne touche pas à mon assiette, je regarde la fenêtre à côté du sapin. Il neige comme il n’a jamais neigé. La rue a retrouvé son manteau blanc : jamais cette ville ne m’a paru aussi morte. Je savais que d’un instant à l’autre, je verrais mon père passer devant la fenêtre, paquet de cigarettes à la main. Il enjamberait la marche verglacée sur laquelle quatre invités avaient déjà glissé… Ce n’est plus qu’une question de minutes, de secondes…
Je n’ai jamais aimé ce genre de dîner où toutes ces personnes puant le parfum et l’égocentrisme se livrent à un concours de vantardises le temps d’un repas. Yachts, maisons, meubles anciens, bijoux, hiboux, genoux, cailloux… Déjà quarante minutes qu’il est parti : il aurait dû en revenir au bout de dix…
Ma mère semble de plus en plus agacée : elle craint qu’un des invités ne fasse une réflexion et prononce le mot interdit, synonyme de déshonneur… C O C U… Je sais qu’elle lui fera une scène de ménage énorme lorsqu’il reviendra… Elle l’humiliera devant ses invités comme elle a toujours fait, comme elle aime le faire.
Et moi ? Pauvre petit garçon de six ans, tes pensées s’entrechoquent, semblable aux coquilles d’escargots claquant dans les assiettes. J’aime ma mère autant que mon père mais je hais ce qu’elle représente ! Issue d’une famille de « Môssieur et Madâme », elle s’oblige à suivre ces codes qui font de la « haute » une société ridicule et bien à part. Qu’est-ce qui l’oblige au fond ? Peut-être aime t’elle ça ?
J’ai dû m’assoupir pour finalement m’endormir… J’ouvre les yeux péniblement quand sonne minuit, allongé dans ce canapé en cuir faisant un bruit portant à confusion quand on s’y installe. La « haute » est saoule… On s’embrasse, s’offre les cadeaux… mais mon père brille toujours par son absence… Ma mère semble s’en plaire au final : elle passera encore pour une martyre et mon père pour un incapable… Elle l’imagine certainement dans les bras d’une autre…
« Il est parti les acheter où ces cigarettes ?
-Peut-être est il allé cueillir son tabac à la source ? »
Je hais ces personnes qui se permettent de lancer des piques gratuites, je hais ce laxisme… Mon père est peut-être bloqué sous la neige ou pire… Et ça se permet de le descendre, de l’humilier alors qu’il est absent… Je me lève en prenant soin de ne pas faire péter ce canapé et me dirige vers la porte d’entrée. J’attrape un manteau, le chapeau de ma mère et une écharpe puant le parfum… Je ne sais pas à qui elle appartient mais j’ai laissé la mienne dans ma cuisine. Je veux juste aller à sa rencontre, aller au distributeur et revenir, subrepticement.
J’ouvre la porte, la neige « coule » à flots, comme si elle voulait imposer sa froideur, sa couleur. Je marche sur le trottoir… Enfin, je crois que c’est le trottoir : à cause de la neige chaussée et rue ne font plus qu’une unité. J’ai froid, j’ai peur, je ne regrette pas… Les maisons sont illuminées, les foyers sont chaleureux. J’arrive devant le distributeur…
« Papa ? Papa ? »
Mes cris sont étouffés, mes larmes sont de glace, mes yeux me brûlent, mon corps refroidit. J’entends une sorte de gémissement, un râle long si proche et si lointain. Cent mètres plus loin, mon père est allongé, se frottant les bras, les jambes… La neige a pris une étrange couleur autour de lui : elle est rouge… Je cours vers lui, glisse et tombe sur lui. Il me sert dans ses bras, me réchauffe. Il ne dit rien, il n’en a pas la force mais j’ai compris…
Il a dû se faire agresser : probablement un voyou qui voulait un peu d’argent pour passer Noël…
Probablement une de ces victimes d’une société capitaliste, comme dirait l’avocat de la défense…
Il a peut-être mille raisons d’avoir détroussé mon père mais il n’en a aucune pour me faire ce cadeau de Noël…
Je hais la « haute », je hais la France d’en bas, je hais le monde, je hais Noël…
Je me suis endormi dans ses bras, dans le froid. Je me suis réveillé en sursaut au petit matin : une passante affolée…
Mon père est mort le jour de Noël,
Ma mère doit se dire qu’il l’a fait exprès…
Aujourd’hui, elle me rappelle, chaque fois que j’allume une cigarette, ce réveillon que je hais tant mais dont je ne peux perdre le souvenir.
A chaque fois que je m’allume une cigarette, cette garce de le « haute » se permet de dire ces mots tellement blessants, assassins, ignobles…
« Fumer tue, ton père en est l’exemple ».
Ce jour là, il manquait quelqu’un à table… mais pas au fond de mon cœur… Mon père était peut-être l’oublié de la chaussée, la victime de la Providence… Mais il est toujours vivant, au fond de moi…
Je gerbe, je crache,
Je saisis une hache,
Le Père Noël n’avait rien dans sa hotte,
Ma mère avait invité toute la « haute ».
Ils ont ri et bu,
Pendant que mon père,
Crevait sur ce trottoir.
Je l’ai attendu,
« Tu vas arriver, je l’espère »
Mais c’est trop tard : tu es dans le noir.
*** Qu'en pensez-vous??? ***
Ouaisbof: 26/12/04
[Conte de Noel]: Reviens, papa | 1/2 | 12/02/2005 à 13:14 |
[Conte de Noel]: Reviens, papa | 2/2 | 12/02/2005 à 15:08 |