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Cloud Atlas | Sol, La. [Nouvelle] | 42 | 26/07/09 à 13:48 |
Résultat d'une veillée très très tardive.
Sol, La.
Elle ne pleure pas. C’est une brave. Une fille fière. J’ai bien choisi, je choisis toujours bien.
- Je te respecte, tu sais, continué-je, vraiment. T’es quelqu’un de bien. Je ne peux pas te mentir, ou faire semblant, ce serait une insulte à ton intelligence.
Elle m’écoute sans rien dire, son joli visage tendu à moitié caché par ses cheveux blonds. J’adore les blondes, mais peu importe.
Je suis comme un acteur, j’aime obtenir de mon interlocuteur l’exacte nuance d’émotion voulue, rien qu’avec mes mots. C’est un peu comme jouer d’un instrument de musique. Je suis l’archet, celui qui a le malheur de m’écouter le violon. Je pèse chaque mot, chaque silence, chaque intonation et choisis avec un plaisir pervers ceux qui conviennent le mieux, ceux qui auront exactement l’effet que je veux qu’ils aient.
- Ce n’est vraiment pas ta faute. Juste moi, je ne me sens plus à l’aise. Je suis un garçon compliqué.
Voilà, pas la peine de lui laisser des remords. J’aime quand les filles que je quitte tournent la page vite, que je les aperçois de loin avec d’autres garçons ou en train de rire avec leurs amies. Je les estime plus comme ça, parce qu’elles se sont relevées de la douleur que je leur ai infligées.
Je tends la main gauche, presse son épaule gentiment.
- Je suis désolé.
Elle relève la tête et plante son regard dans le mien. Elle est visiblement furieuse et je ne peux m’empêcher d’être un peu surpris.
- Y a de quoi ! crache-t-elle avant de se lever et de me laisser là.
Je passe une main dans mes cheveux, éberlué. Elle a plus de cran que ce que je croyais. Mais après tout, quelle importance? me dis-je en secouant la tête. Je me mets en route vers le local où j’ai cours à l’heure suivante, la pause de midi touchant à sa fin.
Je me perds dans mes pensées tout en marchant. Mon problème c’est que je me lasse vite. Je suis très intelligent, et les gens intelligents s’ennuient, c’est comme ça. Au fil des années, j’ai tout de même trouvé quelques activités qui ont capté mon intérêt durablement. La littérature. Etre avec ma sœur. Le sexe.
Oui, le sexe. Mais pas les filles, ce serait trop facile. Je me lasse des filles alors je les quitte. Je me lasse des gens en général. Le vrai problème, c’est que tout le monde autour de moi est si limité. A part la petite, évidemment, et mes parents. Quoique l’amour aveugle, et j’aime mes parents, alors peut-être que je me méprends.
Une tape sur mon épaule me tire de ma réflexion. Je me retourne.
- Oh, salut Sam.
- Salut Solal.
Sam est dans la même année que moi, mais pas dans la même classe. Il pense être mon ami. Je ne l’ai pas encore détrompé.
- Dis, Sol, j’ai vu…
- Ne m’appelle pas Sol.
- Pardon, Solal. J’ai vu passer Sarah, il y a quelques instants. Il y a un problème avec elle ? Elle n’avait pas l’air de bien.
- Non, rien de grave.
Si Sarah a envie de répandre la nouvelle, elle le fera. Je tiens pas à rendre sa journée encore plus difficile en faisant d’elle la vedette d’un ragot croustillant qui aura fait le tour de l’école d’ici la fin des cours.
De plus, je ne ressens pas réellement le besoin de le raconter à quelqu’un. C’est pas comme si je connaissais quelqu’un, à part Lola, capable de vraiment m’écouter.
Je n’ai pas d’amis. J’ai juste des gens qui croient être mes amis. Des copains, en somme. Pas que ça me rende triste, non plus. Si quelqu’un devait être mon ami, il faudrait qu’il soit assez malin pour me comprendre vraiment. Je ne le supporterais pas. Je suis bien comme ça. J’ai dix-sept ans et des copains de mon âge, avec qui je m’amuse. J’arrive toujours à obtenir d’eux ce que je veux. Ce n’est pas vraiment de la manipulation, juste que j’ai une conscience aigue de l’effet que je fais aux gens, de ce qu’ils pensent de moi, et une fois qu’on possède ce genre d’informations, c’est impossible de faire comme si on ne les connaissait pas et de ne pas les utiliser.
Bien sûr, il y en a qui ne supportent pas ça. Ceux-là s’éloignent de moi mais ça n’a pas d’importance. Même si beaucoup s’en vont, il y en a toujours plus qui arrivent et veulent faire partie de mon cercle. J’attire les gens. Je suis apprécié. Ca m’amuse.
Vous savez, ceux qui s’éloignent de moi, je les méprise moins que ceux qui s’approchent, mais je les méprise quand même parce qu’ils n’ont pas ce qu’il faut pour m’affronter et déjouer mes stratégies, plutôt que de s’enfuir.
Sam marche à côté de moi sans dire un mot. Tant mieux. Nos cours n’ont pas lieu dans le même bâtiment. Il me lance un « à plus ! » avant de bifurquer dans un autre couloir.
Sur le chemin vers ma classe, je croise ma sœur, qui avance en sens inverse. Elle me sourit, je lui réponds d’un signe de tête. Elle est de deux ans ma cadette et on évite de se fréquenter à l’école en général. Chacun sa bande.
La maison, par contre, c’est notre domaine. On passe beaucoup de temps ensemble, à écouter du jazz ou regarder des vieux films. Ou juste discuter. Elle se glisse dans ma chambre sans demander la permission pour me piquer des bouquins. Combien de fois je ne suis pas rentré chez moi pour la retrouver allongée sur mon lit, plongée dans du Vargas Llosa, ou du Baricco, ou du Harpman…
Je n’ai réalisé qu’assez tard que toute les fratries n’était pas aussi soudées que la nôtre. C’est ma sœur. On est différent, mais quand même très proches. Je m’appelle Solal, elle s’appelle Lola. Mon nom contient le sien. Je suis Sol, elle est La. J’imagine que si on avait dû avoir encore un petit frère, il se serait appelés Simon. Nos parents sont des satanés poètes.
La mardi après-midi, j’ai deux heures d’anglais. C’est le cours auquel je m’intéresse le moins et ce n’est pas peu dire. Je parle déjà suffisamment bien la langue de Shakespeare pour ne rien retirer d’utile de ces cours. Lola et moi, on a appris l’anglais en quelques mois avec une méthode assimil, il y a quelques années. J’aurais bien aimé que ce soit possible de passer un examen pour prouver que ce cours m’était inutile et m’en faire dispenser. Evidemment, si l’école était aussi flexible et à l’écoute des besoins des élèves, ça se saurait.
Donc, je passe quatre heure par semaine à prendre mon mal en patience. Ce n’est pas trop grave, parce que j’ai la faculté de pouvoir m’évader en imagination quand je m’ennuie. On appelle ça le bovarysme, je pense. Je me repasse in my mind’s eye des évènements réels ou imaginaires qui me sont particulièrement agréables. L’écran noir de mes nuits blanches, à quelques détails près.
Pendant que le professeur s’échine à expliquer le bon usage du past perfect aux adolescents médiocres qui me servent de camarades de classe, je m’échappe. Je me rappelle une certaine journée d’août, les éclats de soleil dans les cheveux de ma sœur et les falaises d’Etretat. On avait décidé de faire une randonnée d’une journée juste à deux. En fait de randonnée, on n’a pas parcouru plus de quelques kilomètres, finalement. Elle s’en fichait, elle voulait juste suivre le tracé des falaises, voir les vagues se jeter contre les rochers et passer du temps avec moi. Et moi… et bien, je voulais juste qu’elle me sourie. Le vent soufflait fort et j’étais heureux.
Etretat, c’était une idée de mes parents. Chaque année, ils choisissent un lieu de villégiature pas trop loin, pas trop classique et pas trop agité. En général, c’est en montagne, ou dans le sud de la France ou au fin fond de la campagne anglaise. J’interfère jamais dans le choix, mes seules exigences en la matière sont qu’il y ait de la verdure et du beau temps et qu’on emporte quelques kilos de bons livres. Mes parents se débrouillent en général pour réunir ces trois critères.
On est une gracieuse petite famille idéale. Parents cultivés, enfants beaux et intelligents. Lola et moi sommes tous les deux assez solitaires et calmes. On n’a jamais réellement créés de problèmes à nos géniteurs même si je pense qu’ils sont parfois assez inquiets. C’est normal, on ne peut pas vraiment dire qu’on est des jeunes normaux, tous les deux. Lola n’a pas vraiment d’amies, et moi, j’ai beau sembler plus conventionnel qu’elle avec mes bandes de copains, mes clubs de sport et mes conquêtes, je ne le suis pas et mes parents ne sont pas dupes. J’imagine qu’ils ont compris qu’on ne tient à personne, si ce n’est à l’autre, puisqu’on est les seuls en mesure de se comprendre mutuellement. J’imagine que c’est pour ça qu’ils ont toujours fait en sorte qu’on puisse avoir nos moments rien qu’à nous. Quand on cherchait une nouvelle maison, l’un de leurs critères phares était qu’elle possède deux chambres qui communiquent pour la petite et moi.
Nous n’habitons pas loin de l’école, aussi, quand sonne la fin des cours, je rentre chez moi à pied. Sam m’accompagne aujourd’hui, comme il le fait souvent, son arrêt de bus étant sur mon chemin.
Je repère Sarah dans le troupeau des élèves. Deux de ses amies l’entourent avec un soin soucieux.
Sam regarde dans la même direction que moi.
- Tu es sûr qu’il ne s’est rien passé avec Sarah, me demande-t-il gentiment. Tu sais, si tu veux en parler…
- Laisse Sarah où elle est, tu veux ?
Je sais qu’il essaye d’être sympathique mais il m’agace. Il se tait, mouché. Je l’ai mis mal à l’aise. Tant pis.
Je suis conscient d’être détestable et orgueilleux. Je fais du mal aux gens, à ceux qui se croient mes amis, aux filles… Il fut un temps où je pensais que c’était normal, puisque j’étais si intelligent. J’étais supérieur à l’immense majorité des gens que je croisais alors quoi de plus naturel que de les utiliser et de les regarder de haut ? Mais j’ai fini par me rendre compte que ma sœur n’était pas comme ça, alors qu’elle était au moins aussi effrayante que moi au niveau intellectuel. Elle ne méprise pas les gens, elle ne les utilise pas. Elle n’a pas d’amis non plus mais quand elle sourit à quelqu’un, c’est un sourire sincère. Mon sourire à moi est en coin, tordu et ne signifie jamais rien d’autre que ce que je pense tout le temps : « Tu n’es pas à ma hauteur, mais ne t’inquiète pas, c’est normal. »
Je me fiche de ne pas être « quelqu’un de bien » mais j’ai peur qu’un jour, ça finisse par me rendre malheureux. Pour l’instant, ça ne me fait aucun effet que certaines personnes finissent par renoncer à m’approcher mais est-ce que ce sera toujours comme ça ? Est-ce que j’aimerais toujours autant être seul si un jour je ne l’étais plus par choix ?
C’est cette angoisse qui me tient éveillé certaines nuits. Je ne me serais jamais rendu compte de tout ça si Lola n’était pas là. Son existence me prouve que je suis mauvais et pire, que ce n’est pas une fatalité, donc que, quelque part, j’ai eu le choix. Je devrais la détester, mais chaque fois que je me dis ça, je me souviens d’elle, de ses cheveux au vent, de ses jolies lèvres s’entrouvrant pour engloutir une framboise cet été sur la falaise, alors je ne peux pas.
Quand j’arrive à la maison, elle est assise dans la cuisine, engloutissant un bol de porridge. Je lui plante un baiser sur le haut du crâne, me sert un bol de bouillie sucrée et m’assieds en face d’elle.
On est tous attirants dans la famille, mais celle qui vous coupera vraiment le souffle, c’est elle. On est très différents tous les deux. Elle a hérité de la blondeur souriante de nos parents, son visage est parsemée d’adorables tâches de rousseurs. Je la trouve magnifique. Moi je suis grand et mince, noir de cheveux et trop pâle. D’après mon père, je tiendrais d’une aïeule depuis longtemps décédée. J’ai longtemps regretté de ne pas ressembler plus à ma sœur, mais j’ai fini par m’y résoudre. Finalement, c’était peut-être mieux d’être physiquement dissemblables.
On discute un peu, puis elle finit son bol et monte dans sa chambre, sans doute pour terminer son bouquin.
Je range notre vaisselle et nettoie la table puis me rend également dans ma chambre. La porte qui donne vers la sienne est fermée, ce qui est depuis toujours un signe tacite qu’elle ne veut pas de visite. Un peu déçu mais pas vexé, je retire mon T-shirt, m’affale sur mon lit et ferme les yeux.
Je pense à mes parents, à notre vie ici. Notre maison est spacieuse, calme et confortable, à l’image de notre vie de famille. Jamais, ou presque, de disputes ou de scènes trop bruyantes. Nous n’avons pas de télévision mais un ordinateur portable par personne et toute une collection de classiques en dvd. Nous prenons nos repas invariablement en famille et discutons de politique ou de culture. A table, jamais autre chose que des plats préparés avec soin, surtout pas de surgelés ou de conserves, ce serait un sacrilège.
Depuis tout petits, nos parents nous emmènent deux fois par mois au concert, au théâtre ou à l’opéra. Pas au cirque, parce que maman est contre l’utilisation cruelle d’animaux à des fins divertissantes. La petite et moi fouinons dans la bibliothèque parentale depuis mes neuf ans. Tout ça me plait. Je trouve auprès de ma famille une émulation intellectuelle que l’école n’a jamais su m’offrir.
Parfois, tout de même, tout ce calme et cette distinction me pèsent et j’ai juste envie de sortir, danser, boire, fumer. Ca ne pose pas vraiment de problème. Mes parents me font confiance et il y a toujours une soirée où je suis invité si j’ai envie. J’aime bien danser. Pas sauter partout, non, plutôt choisir une fille sur la piste, m’approcher d’elle doucement, placer mes mains sur sa taille et bouger avec elle sur un rythme un peu trop lent.
En général, je me retrouve ensuite sur un canapé dans le coin d’une salle enfumée, à embrasser cette fille ou une amie à elle, posant mes mains là où elle ne devrait pas m’y autoriser. J’aime embrasser une fille pour la première fois. J’aime ne pas savoir si elle m’autorisera à dormir chez elle le soir-même où si je devrai attendre un peu. Parfois, ces derniers temps, quand je suis dans le lit d’une fille, je ferme les yeux et j’entends le bruit des vagues.
J’aime tout ce qui me rend ivre, que ça se boive ou se fume, s’inhale ou s’avale, s’embrasse ou se caresse.
Un petit bruit me tire de ma rêverie. Je me redresse en m’appuyant sur un coude. La porte de la chambre de ma sœur est désormais entrouverte.
Je me lève, passe la porte. Elle lit, allongée sur son matelas. Je traverse la pièce et m’assieds sur son lit. Je lui prends le bouquin des mains, jette un coup d’œil à la couverture (« Ada ou l’Ardeur » de Nabokov. Elle ne manque pas d’humour.) avant de le déposer délicatement sur le sol.
Elle lève la tête et me regarde. Je lui souris, me couche à côté d’elle. Elle me prend dans ses bras doucement. Nous savourons l’étreinte en silence, chacun calquant sa respiration sur celle de l’autre. J’enfouis mon visage dans son cou et souhaite de toute mes forces ne jamais quitter cette maison, ne jamais quitter nos deux chambres communicantes, ne jamais grandir, ne jamais quitter Lola.
L’été dernier, à Etretat, il faisait beau et le vent la décoiffait. On s’était assis sur le bord de la falaise. Je m’étais approché du précipice, m’étais penché au-dessus de la mer pour regarder les vagues se fracasser, tout en bas. La petite avait eu peur, m’avait crié de m’éloigner du bord. Je m’étais exécuté, content qu’elle s’inquiète.
J’avais acheté des framboises au marché du village, parce que je savais qu’elle aimait ça. Nous venions de finir les sandwiches que j’avais sortis de mon sac et je lui tendis les baies que j’avais gardées comme surprise. Mon présent lui plut et elle me tendit le ravier pour que j’en prenne une. Je n’en voulais pas. Je voulais juste la regarder les manger, jusqu’à la dernière, ses lèvres s’ouvrant et se refermant sur les petits fruits. Je m’étais allongé sur l’herbe, le regard fixé sur elle, me disant qu’elle était réellement la seule qui comptait.
La suite est tellement simple. Ce qui m’étonne le plus, c’est qu’on n’ait pas découvert tout ça plus tôt.
Je suis Solal, elle est Lola. Mon prénom enserre le sien dans la plus étroite des étreintes, depuis toujours. On est si proches… Sola. Lolal. Sol. La. Et si ? Et si j’osais…
Ce jour-là, j’ai osé. J’ai transgressé un tabou immémorial avec la seule personne qui sait vraiment qui je suis. On se valait tous les deux, on était dus l’un à l’autre.
J’aime ma sœur, parce que l’été dernier, en se relevant et rajustant sa jupe, alors que j’étais encore nu et que je me demandais si je devais ou non avoir honte, elle m’a souri, et j’ai réussi à lui rendre son sourire. Elle est la seule à qui je suis capable de sourire sincèrement.
Sol, La. [Nouvelle] | 41/42 | 30/07/2009 à 06:56 |
Sol, La. [Nouvelle] | 42/42 | 30/07/2009 à 18:31 |